L’INFO. C’est l’histoire d’enfants déracinés par la République. Des années 60 jusqu’à 1982, l’Etat français a organisé le déplacement de plusieurs centaines d’enfants réunionnais vers le centre de la France, dans la Creuse et en Lozère. Certains de ces 1.600 marmots avaient pourtant encore des parents. Mardi, à l’Assemblée nationale, les députés vont voter une loi pour redonner une mémoire et une histoire à ces Réunionnais oubliés.
Démographie galopante à La Réunion. La situation sociale de l'île précipite le destin de ces "enfants de la Creuse". A l'époque, le risque d'explosion démographique de La Réunion est réel, avec sept enfants par femme en moyenne, et une précarité profonde. Le député catapulté de La Réunion, Michel Debré, impulse la création du Bumidom, le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'Outre-mer. D'après la proposition de loi qui doit être votée mardi, le Bumidom est chargé de trouver une solution au "problème démographique et social dans les départements ultra-marins en organisant, favorisant et développant la promotion d’une émigration massive vers le territoire métropolitain". En somme, de vider les départements pleins et de remplir les départements vides.
Enfants oubliés. Des parents sont pressés d'abandonner leurs enfants à la nation, avec des promesses de vie meilleure et de retours rapides qui ne viendront jamais. A la place, les archives consultées par l'historien Ivan Jablonka, interrogé par Slate, parlent de pleurs, de difficultés à s’adapter, du racisme latent des années 60.
Car des enfants, il était peu, voire pas question dans cette politique migratoire forcée. Il y a bien sûr des histoires d'enfants heureux, mais elles ne font pas oublier les autres, celles des enfants abandonnés par leurs parents sous la pression. Jean-Charles Serdagne, interviewé par La Première, raconte son enfance de Réunionnais arrivé en Creuse en 1965. Un soir, "une voiture est venue me chercher (au foyer où il résidait, ndlr.) et m’a emmené dans une ferme. Je croyais que j’aurais une nouvelle famille qui allait m’adopter. Mais en fait, c’était pour travailler. A 13 ans ! Ils avaient refusé de m’envoyer à l’école."
Trop tard. Si quelques fonctionnaires s'insurgent, cet exil forcé se passe dans l’indifférence quasi-générale. Les enfants eux-mêmes n’ont pas l’impression d’appartenir à l’histoire gênante de la République. Ce n’est qu’au début des années 2000 que un enfant de la Creuse se fait connaître. Jean-Jacques Martial, devenu adulte, porte plainte le premier pour "enlèvement et séquestration de mineurs, rafle et déportation". Trop tard. Les faits sont prescrits. Mais son témoignage délie les langues de ceux dont on a "volé l'enfance".
La garde des Sceaux de l'époque, Elisabeth Guigoux, s'empare de cette mémoire douloureuse et demande un rapport à l’Inspection générale des affaires sociales. Les conclusions sont mitigées. L'IGAS affirme notamment qu'il est impossible de dresser "un bilan négatif de la politique de 'migration de pupilles'". De même, le déplacement forcé des petits Réunionnais n’était pas, selon le rapport, le résultat d’une "volonté de migration délibérément dirigée à l’encontre des jeunes de l’aide sociale à l’enfance". Cela répondait "à l’urgence des besoins des populations et aux évolutions économiques et sociales prévisibles". Il est cependant impossible d’être sûr que les parents avaient bien donné leur accord pour abandonner leurs enfants.
"Ma dignité perdue". S’il faut remettre ce déracinement dans le contexte de l'ultra-jacobinisme de l'époque De Gaulle, l’historien au collège de France et auteur de l’ouvrage Enfants en exil, Ivan Jablonka estime qu'il est le résultat d’une "utopie qui consiste à arracher des enfants à un milieu vicié pour les faire renaître ailleurs". Selon lui, le véritable intérêt pour les autorités de l’époque était "de faire oublier la crise sociale à la Réunion".
Après la longue bataille des associations d’enfants réunionnais, la proposition de loi du groupe socialiste vise à rendre leur mémoire. Mais elle n’apaisera pas tous les esprits. Jean-Charles Serdagne persiste: "Ce n’est pas en inscrivant nos noms dans l’Histoire de France que ça nous rendra notre dignité!"