Pourquoi raffolons-nous des faits divers ?

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En dix ans, le nombre de faits divers dans les journaux télévisés a augmenté de 73 %.

"Le fait divers fait diversion". La phrase est signée Pierre Bourdieu et n'a jamais été autant d'actualité. En dix ans, le nombre de sujets consacrés aux faits divers dans les journaux télévisés du soir sur les chaînes historiques a en effet augmenté de 73 %. Ainsi, selon un baromètre de l'Institut national de l'audiovisuel (INA), 2.062 sujets traitant des faits divers ont été diffusés en 2012, soit une moyenne de cinq sujets par jour. M6 est la chaîne qui consacre le plus de temps aux faits divers dans ses journaux télévisés, c'est-à-dire 9,4 % de ses journaux ?

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Si des raisons de conquête d'audience - notamment liée à l'arrivée de la TNT - permettent en partie de comprendre l'augmentation exponentielle de ce genre journalistique dans les médias, elles n'expliquent pas tout. C'est surtout le rapport du public aux faits divers qui permet d'expliquer de tels choix éditoriaux. Pour Cyrille Frank, fondateur du blog Mediaculture, "le rôle des médias n’explique pas le succès des faits divers dont l’origine tient aux fonctions psychosociales majeures qu’ils remplissent". Alors pourquoi sommes-nous fascinés par les faits divers ? Éléments de réponse avec Patrick Eveno, historien de la presse, interrogé par Europe1.fr.

"Les faits divers font vendre". Le fait divers est un genre journalistique qui a toujours existé. "D'ailleurs, à la Belle Epoque, la presse est devenue populaire en mettant le crime à la Une", commente Claire Sécail, chercheuse du CNRS qui a consacré sa thèse de fin d'année à la médiatisation des faits-divers et à l'histoire de leur traitement.

Au milieu de XIXè siècle, Le Petit Journal "fixe" les règles du faits divers en lui consacrant nombre de Unes et de pages, constate Erwan Gaucher sur son blog. Autre exemple : le journal Détective, fondé en 1928 par Gaston Gallimard et dont le but est de sauver la maison d'édition alors en mauvaise posture. "Les faits divers font vendre, même si personne n'avoue aimer les lire. Schizophrénie hypocrite des médias et des lecteurs", commentait le directeur de la célèbre maison d'édition lors du lancement du journal.

"Le reflet des dérives de l'humain en société". Les années suivantes sont toutefois marquées par davantage de pudeur de la part des médias traditionnels. "La télévision a eu dû mal à s'emparer de ce phénomène. Elle a toujours été très pudique dans le traitement du faits divers qu'elle a longtemps considéré comme un genre sale", analyse Patrick Eveno. Les médias ont en effet entretenu une certaine réserve avec ce genre de peur que la médiatisation d'événements dramatiques donne aux citoyens des envies de meurtres, d'agressions, ou de viols.

Car le cœur du sujet est bien là : "le fait divers résume tout l'enjeu de la vie en société, il est le reflet des dérives possibles de l'être humain en communauté. Un faits divers donne à voir un animal social perturbé par ses pulsions, tiraillé entre ses passions et sa raison", résume Patrick Eveno. Même son de cloche du côté de Laurent Muchielli, sociologue spécialisé en criminologie, pour qui le fait divers "est promu au rang de symptôme des dérèglements de la vie sociale. Et lorsqu’il rencontre une ambiance générale de morosité et d’inquiétude sur l’avenir, il devient le révélateur d’une décadence." Sans oublier, le côté extraordinaire de certains faits divers qui favorise un intérêt tout particulier pour ce genre.

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Rassurant et socialisant. Paradoxalement, les faits divers permettent de se rassurer, "de mettre en exergue notre situation privilégiée, par contraste", résume Cyrille Frank. "Un fait dramatique incite en effet à se dire que l'on n'est pas comme ça, ou alors, que l'on a de la chance de ne pas être soi-même une victime", abonde Patrick Eveno.

Ensuite, le fait divers est un créateur d'émotion sans prise de risque. A la lecture d'un article relatant par exemple un drame familial, le lecteur va tout de suite se projeter, "ressentir de la douleur sans pâtir réellement de ses affres, ni en intensité, ni dans le temps", résume encore l'auteur du blog Mediaculture. Des propos confirmés par Patrick Eveno, "on est dans le roman du réel, sans en subir les conséquences". Le malheur des autres ramène ainsi le lecteur à sa propre cause et "permet de se regarder en miroir."

Enfin, à travers les drames relayés par les médias, le lecteur se socialise. "Les faits divers apprennent à l'homme à se situer dans la collectivité. Il montre les lignes qui nous encadrent, ils sont des exemples à ne pas suivre", estime le chercheur avant de conclure : "donc ce n'est pas sale de parler des faits divers, le défi est surtout de réfléchir à la façon la plus appropriée de le faire."