Officiellement interdits et pourtant omniprésents, les Frères musulmans sont des acteurs incontournables de la crise égyptienne. Invités depuis jeudi à dialoguer avec le régime pour préparer la transition vers l’après-Moubarak, ils n’en demeurent pas moins une force semi-clandestine aux intentions encore peu claires. L’analyse de deux spécialistes, Tewfik Aclimandos, chercheur associé à la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, et Antoine Sfeir, spécialiste du monde arabo-musulman et directeur de la revue Les Cahiers de l'Orient.
D’où viennent les Frères musulmans ? “ Ils n’aiment pas qu’on les désigne comme un parti politique. La confrérie est double : c’est à la fois un appareil, de modèle plutôt léniniste, et un mouvement de masse avec toutes sortes de sensibilités. C’est un peu comme le parti communiste d’autrefois“, explique Tewfik Aclimandos.
“C’est un mouvement, une confrérie fondée en 1928, dans un contexte de désarroi d’une partie de la société qui craignait un retrait de l’islam en tant que norme principale régissant la vie en société“, décrypte-t-il, avant d’ajouter : “ils sont entrés en politique dans la deuxième moitié des années 30 et devenus la première force politique en 1945“.
Mais le parti a longtemps été interdit, si bien “rares sont ceux qui revendiquent leur appartenance publiquement“. “Ils ne peuvent pas oublier que leur guide spirituel, Qayid Quutb, a été pendu en prison par Nasser“, ajoute Antoine Sfeir, tout en rappelant que la confrérie a alterné les phases de reconnaissance publique et de répression. Cette semi-clandestinité complique un peu plus la compréhension de ce mouvement et a en partie renforcé son aile la plus radicale.
Combien sont-ils ? “Ils sont entre 2 et 5 millions de membres, mais je pense qu’on est beaucoup plus proche de 4 millions“, estime Tewfik Aclimandos. “Ils sont implantés un peu partout, c’est plus un mouvement du Nord de l’Egypte que du Sud, mais ils y ont progressé. C’est par ailleurs un mouvement trans-classes (sociales)“, décrypte le chercheur.
Antoine Sfeir se montre plus réservé. “Ils ont certainement beaucoup quadrillé la société. Mais une partie de la société, qui vit du tourisme, les amalgament avec les auteurs d’attentats contre des touristes. Ils sont donc mal vus pas certains pans de la société, qui lui préfèrent le parti Wafd (libéral)“.
Peuvent-ils gouverner ? “Ils ont un programme très précis et détaillé. En termes de gouvernance, ils feraient certainement mieux que le gouvernement actuel, ils s’attaqueraient à la corruption. Mais le programme économique reste à clarifier“, décrypte Tewfik Aclimandos.
Certains chercheurs, dont Gilles Kepel rapprochent la confrérie de l’AKP turc, le dernier exemple en date de l’islamisme modéré. Un parallèle que rejette Tewfik Aclimandos mais aussi Antoine Sfeir. “L’AKP est certainement une source d’inspiration pour les démocrates de la confrérie, pas pour les autres“, estime le premier. “Les Frères musulmans pourraient être un parti de gouvernement, mais, à la différence de l’AKP, ils n’ont jamais accédé auparavant à des fonctions gouvernementales et l’Egypte n’a pas de passé laïc“, ajoute le second.
Des islamistes modérés ou radicaux ? “Ils sont traversés par des courants parfois contradictoires. Ayant ratissé large, se présentant comme le porte-parole de l’islam, ils sont un peu fourre-tout“, analyse Antoine Sfeir. “L’appareil est dans l’ensemble tenu par les Qutbiens (l’aile radicale), même s’il existe une diversité. C’est un mouvement très pluriel. Quand on regarde ce qu’ils proposaient au parlement, en ce qui concerne l’économie par exemple, il y a tout et son contraire. Leur projet de 2007 permet néanmoins d’être très inquiet pour les libertés fondamentales et les questions de politique internationale “, ajoute Tewfik Aclimandos.
Quel rôle jouent-ils dans la crise actuelle ? “Ils sont très vite entrés en jeu, dès le troisième jour. Au début, il y avait une logique de test : Comment le mouvement va-t-il prendre ? Quelle est la réaction du gouvernement ? Ils ont ensuite refusé le dialogue pour finalement changer d’avis, car c’est une occasion à prendre“, explique Tewfik Aclimandos. Aujourd’hui, “ils sont en position de faiseur de roi, c’est la première force politique organisée, et de loin“.
Ils ont néanmoins adopté un profil bas, évitant de prendre la tête de la révolte pour ne pas la discréditer. “Selon eux, le principe qui régit leur coopération avec les autres forces politiques est : Nous participons mais nous ne cherchons pas à vaincre“, explique Tewfik Aclimandos. La confrérie a d’ailleurs promis de ne pas se présenter à l’élection présidentielle, mais “il va leur être difficile de discuter avec des gens qu’ils abhorrent“, estime Antoine Sfeir, avant d’ajouter : “Il faudra néanmoins les inclure dans le gouvernement pour les responsabiliser“.