Le festival de l'île de Wight, 50 ans après : Free, groupe touché par la grâce puis le malheur

En 1970, Andy Fraser, Simon Kirke, Paul Kossoff et Paul Rodgers sont les enfants prodiges du blues-rock anglais.
En 1970, Andy Fraser, Simon Kirke, Paul Kossoff et Paul Rodgers sont les enfants prodiges du blues-rock anglais. © Youtube
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Jean-François Pérès
Chaque soir cet été, Europe 1 vous emmène en 1970, sur l'île de Wight, qui accueille alors un immense festival de musique pour la troisième année consécutive. Un an après Woodstock, cette édition restera gravée dans les mémoires avec des prestations et des groupes inoubliables. Dans ce dixième épisode, Free, l’histoire d’un groupe touché par la grâce puis le malheur.

Le festival de l’Île de Wight, créé en 1968, connaît son apogée en 1970, lorsque près de 600.000 spectateurs se rassemblent sur ce bout de terre au sud du Royaume-Uni. Cinquante ans après, Europe 1 revient sur les différents concerts donnés pour ce qui fut, un an après Woodstock, l'un des derniers grands rendez-vous hippies. Ce vendredi, l’histoire de Free, un groupe touché par la grâce, qui a illuminé le festival par sa prestation légendaire, avant de sombrer.

Les enfants prodiges du blues-rock anglais

À eux quatre, ils n’ont même pas 80 ans. À 21 ans, le batteur fait office de vieux sage. Le chanteur n’en compte que 20, le guitariste 19 et le bassiste à peine 18. Depuis quelques mois, ces quatre garçons dans le vent font danser tout le royaume avec l’un des tubes les plus irrésistibles de l’histoire du rock.

Impossible que vous ne l’ayez pas entendu All Right Now au moins une fois. En ce samedi 29 août 1970, ils vont illuminer le Festival de l’Ile de Wight, à tel point que la prestation est devenue légendaire.

Numéro 1 dans plus de 20 pays à l'été 1970

Ce morceau de bravoure de l’histoire du rock sera numéro 1 dans plus de 20 pays à l’été 1970. Sa genèse mérite d’être racontée. Au début de l’année 1970, Free compte déjà deux albums : du blues rock de haute volée, parfaitement maîtrisé par ces quatre musiciens surdoués. La guitare écorchée vive de Paul Kossoff, fils d’un acteur juif russe très croyant ; la batterie tout en sobriété, une gageure à l’époque, de Simon Kirke ; la voix sidérante de Paul Rodgers, qui chante comme un doyen de la soul music à seulement 20 ans ; et puis la basse et le piano d’un musicien hors norme, le benjamin, Andy Fraser.

À 12 ans, il fréquentait déjà les clubs des faubourgs de Londres. À 15 ans, il rejoignait le grand bluesman anglais John Mayall sur scène pour tenir la basse de son groupe mythique, les Bluesbreakers, qui ont vu notamment passer Eric Clapton. À 16 ans, il sortait son premier album avec Free, avec l’assurance d’un vieux briscard.

Un tube écrit en quelques minutes

Mais qui dit blues, dit tempo lent, et en concert, ça ne marche pas toujours. Malgré le talent et la foi des quatre musiciens, les gens ont tendance à s’endormir. Un soir d’accueil mitigé du public, le groupe regagne les loges un brin découragé. Andy Fraser chantonne alors ces paroles pour remonter les troupes : "All Right Now… Baby, It’s All Right Now…". Quelques minutes plus tard, le squelette du futur tube mondial est sur pied. Il sortira sur Fire and Water, un troisième album de Free forcément couronné de succès.

Une ascension vertigineuse

Après sa prestation extraordinaire à l’Ile de Wight, la carrière de Free s’accélère de façon vertigineuse. Le groupe est demandé partout, y compris au Japon, où l’accueil est fervent. Mais, comme souvent dans ces cas-là, la maison de disques se montre gourmande. Il faut rapidement un nouvel album, de nouveaux tubes, battre le fer tant qu’il est chaud, d’autant que les musiciens plaisent aussi aux jeunes filles, un marché loin d’être négligeable.

La pression augmente, les tensions aussi

On est alors à mille lieux des racines du blues et des motivations premières de ce groupe de passionnés, mais la réalité est là : la pression augmente et les tensions aussi. Malgré son jeune âge, Andy Fraser ne se laisse pas marcher sur les pieds par l’autre compositeur du groupe, Paul Rodgers, qui s’en offusque. Le batteur compte les points et le guitariste, déjà fragile, tombe dans les médicaments d’abord, le Mandrax, très à la mode à l’époque, un barbiturique puissant, puis l’héroïne, à tel point que Paul Kossoff n’est plus en état de tenir sa place.

Un album live comme lettre d’adieux

En 1971, Free décide de publier un album live en forme de lettre d’adieux avant qu’il ne soit trop tard. La pochette est une enveloppe en carton avec adresse, timbre et cachet de la poste à l’avant, et fermeture à l’arrière. On y trouve ce qu’on peut considérer comme l’un des chefs d’œuvre du groupe. Les quatre musiciens sont à leur sommet. Le titre est tout simple : Be My Friend.

Ce morceau renferme tout ce que le groupe compte de magie. Au-delà du talent musical pur, les silences sont également très importants dans la musique de Free. Cela peut paraitre paradoxal pour un groupe de rock, mais c’est aussi ce qui le rend unique. C’est Alexis Korner, pape du blues anglais et père spirituel du quatuor, qui leur avait soufflé le conseil : « le silence, c’est le seul moment où tu ouvres la porte, où l’auditeur entre dans ta musique, où l’imagination prend le pouvoir. Il faut qu’il soit bref, intense, que tu le retiennes comme si tu retenais ta respiration, jusqu’à ce que les instruments explosent de nouveau ». Résultat : Free est sans doute l’un des groupes anglais les plus fiévreux de l’histoire.

De fausses retrouvailles

Le groupe se sépare pour mieux se retrouver un an plus tard. Les projets en solo n’ont pas été très convaincants et Paul Kossoff assure qu’il va mieux. Le quatuor repart en campagne pour défendre son cinquième album studio, Free At Last, enfin libres. Mais les concerts sont désastreux. Paul Kossoff replonge, il titube, s’endort sur scène, quand il ne rate pas le rendez-vous.

Andy Fraser, furieux, claque la porte pour de bon. Paul Rodgers et Simon Kirke tentent un dernier coup de poker en recrutant deux nouveaux musiciens autour du talent désormais erratique de Paul Kossoff. L’accouchement est douloureux, mais le résultat est stupéfiant. L’album s’appelle Heartbreaker. Le titre Come Together In The Morning est comme un espoir qui s’envole.

En 1973, Free reprend sa liberté

Le groupe se séparera définitivement juste après une dernière tournée américaine ratée. Paul Kossoff n’est plus en état de voyager. Il a été remplacé par un autre guitariste, qui n’est clairement pas à sa place. Free reprend sa liberté fin 1973, après cinq années et six albums studios parsemés de fulgurances.

Andy Fraser formera son propre groupe et deviendra un compositeur de premier plan. Il signera par exemple Every Kinda People, de Robert Palmer. Mais le sida puis le cancer auront raison de sa brillante carrière.

Simon Kirke est toujours vivant, tout comme l’immense Paul Rodgers, chanteur d’exception justement courtisé. Il sera à la tête d’un des plus grands cartons des années 70, le groupe Bad Company, puis deviendra le chanteur de Queen après la mort de Freddie Mercury. Il joue toujours des morceaux de Free sur scène.

Enfin, l’âme damnée du groupe, Paul Kossoff, musicien prodigieux, régulièrement cité dans les meilleurs guitaristes de rock de l’histoire, aura encore le temps de graver trois albums avant de mourir à 25 ans à peine, d’une embolie pulmonaire en plein vol Los Angeles-New York. "Il était beaucoup trop sentimental pour ce monde", résumera Paul Rodgers. Au pied de son urne funéraire à Londres, on peut lire cette épitaphe : "All Right Now".