Une grève à Marseille, un tollé général et une mauvaise publicité assurée : cette semaine restera assurément comme une tache noire dans l’histoire de Lidl. Epinglée pour ses pratiques managériales par le magazine Cash Investigation d’Elise Lucet diffusé mardi sur France 2, l’enseigne tente tant bien que mal de se défendre. Depuis, du côté des salariés, les langues se délient. Et les syndicats en profitent pour remonter au créneau sur la souffrance au travail, qui touche bien au-delà de la filiale française du géant allemand. Retour en cinq actes sur cette semaine qui a secoué Lidl.
Acte I : Cash investigation met en lumière des pratiques "impitoyables"
Diffusé à 20h55 mardi, ce premier numéro de la nouvelle saison de Cash Investigation (qui enregistre ainsi son record d'audience), intitulé "Travail, ton univers impitoyable", souligne des méthodes de management aux conséquences parfois très lourdes. Si l’équipe d’Elise Lucet pointe également l’entreprise Free, accusée notamment de multiplier les licenciements abusifs, c’est le cas de Lidl France qui a le plus fait réagir. De la polyvalence imposée aux caissières, qui ont parfois interdiction d’aller aux toilettes, à ce système de commande vocale qui dicte aux préparateurs les tâches à effectuer, en passant par les menaces violentes et répétées de certains managers, les journalistes révèlent les techniques redoutables mises en œuvre pour maximiser la productivité.
Des témoignages révèlent les revers de ces procédés, comme le poids ahurissant (jusqu'à huit tonnes) des marchandises manipulées quotidiennement par les préparateurs, et des employés dont les corps peinent à suivre la cadence et qui ont l'impression de devenir des robots. L'émission s'interroge aussi sur la disproportion entre les nombreux salariés de l'enseigne licenciés pour inaptitude (2.196 en cinq ans), et l'infime minorité de ceux qui obtiennent un reclassement (22).
"Le reportage a médiatisé la souffrance chez Lidl. Les gens en font des cauchemars la nuit. Essayez de travailler une journée avec le pick-by-voice (le système de commande vocale que les préparateurs ont en permanence dans les oreilles) : on est des objets, plus des êtres humains", confirme Frédéric Blanc, cariste depuis 23 ans chez Lidl, au micro d'Europe 1.
L’un des moments forts de l’émission reste la diffusion de l’enregistrement d’un des managers, qui glisse "si ton magasin n’est pas tenu, ça va être à feu et à sang (…) Tu vas mourir" à un chef de magasin. Et la réponse, gênée, de l’un des dirigeants de Lidl, à l’écoute de l’enregistrement :
Cash Investigation. "Tu vas mourir !" hurle un directeur régional de Lidl à un responsable de magasin...
Acte II : tollé populaire pour Lidl
Immédiatement après la diffusion du reportage, des centaines de réactions sont partagées sur les réseaux sociaux. Certains internautes parodient la tirade "on est mal, patron, on est mal", prononcée dans les publicités de Lidl. "Lidl France est une marque en B to C, qui s'adresse directement au consommateur et qui a l'image d'une marque amie pour lui. La stupéfaction et le choc sont donc d'autant plus grands : c'est comme si c'était une forme de trahison. L'émission va laisser forcément une trace indélébile et il faudra des années de travail pour reconstruire", décrypte pour Challenges Stéphanie Prunier, spécialiste du secteur au cabinet Partner.
Quand une pub prend tout son sens ! #CashInvestigation#Lidlpic.twitter.com/4zDIiUTx2F
— Romain Gros (@Gros_Romain) 26 septembre 2017
Rare politique à se saisir du sujet : Daniel Labaronne, député LREM de l'Indre-et-Loire, prend même la plume pour écrire à la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, dans la foulée, afin de demander une enquête de l’inspection du travail. Une requête restée pour l’heure sans réponse.
Acte III : les langues se délient chez les salariés
Immédiatement après la diffusion du reportage, les salariés de l’entrepôt Lidl de Rousset, dans les Bouches-du-Rhône, entrent en grève, bloquant les camions à l’entrée. Ils réclament "un changement des pratiques de management", l'arrêt "des menaces et des grossièretés" de la part de l'encadrement, et des avancées sur la façon dont sont décidés les plannings, a notamment détaillé le syndicaliste. Christophe Polichetti, délégué syndical CGT, explique avoir été "soulagé" de voir le reportage diffusé sur France 2 : "j'aimerais envoyer des fleurs" à la journaliste. Les syndicats de Rousset (CGT, CFDT, UNSA et Sud) réclamaient aussi la réintégration d'un collègue, licencié pour "faute grave" après avoir quitté son poste 17 minutes avant l'heure. Ils ont finalement arrêté leur grève le lendemain, après avoir obtenu la requalification en "licenciement abusif" de ce collègue, ainsi que des garanties sur des changements de pratique managériale.
Au-delà de ce cas particulier, l’ensemble des salariés du groupe semblent avoir été marqués par le reportage de France 2. Et les langues se délient. Depuis la diffusion de l'émission, Fatiha Hiraki, déléguée syndicale Unsa, invitée vendredi d’Europe 1, assure recevoir quotidiennement "des lettres, des témoignages, des appels" de salariés à bout : "Enfin, depuis la diffusion de l'émission, on a des retours." "Je pense que 90% des magasins se sont reconnus dans l'émission, qui était vraiment vraie", avance-t-elle. Une impression qu’a pu confirmer Europe 1, en recueillant des témoignages partout en France que vous pouvez retrouver ici.
Acte IV : Lidl se défend tant bien que mal
Mercredi, la direction du groupe a choisi de réagir via un communiqué. L'émission "a montré le visage d'une entreprise qui privilégierait sa réussite économique aux dépens de ses salariés. Nous pensons au contraire que l'amélioration des conditions de travail de nos salariés va de pair avec le développement économique de l'entreprise. Le reportage diffusé hier ne reflète pas cette réalité, bien que nous ayons décidé d'ouvrir nos portes à Cash Investigation, sans poser aucune condition préalable, en entrepôt, en magasin et au travers d'une interview de 2h30 d'un dirigeant de l'entreprise" se défend le distributeur, qui assure avoir fait montre d’une totale transparence.
La direction met également en avant des améliorations au sein du groupe, grâce à des "investissements au niveau matériels et équipements, la formation liée aux gestes et postures et nous travaillons à la baisse progressive du poids des colis." "La moitié des inaptitudes que nous constatons sont liées à des problèmes de santé personnels et non professionnels", martèle encore l’entreprise, qui assure que dans les jours qui viennent, l’ensemble des managers du groupe seront disponibles pour discuter avec les salariés de leurs conditions de travail.
" Que ce soit Lidl, Carrefour ou Auchan, on a déjà dénoncé ces pratiques malsaines à de nombreuses reprises "
Un geste qui semble ne pas convaincre tout le monde : l’Unsa Lidl a appelé les salariés à aller manifester dans les prochaines semaines, devant le centre des Ressources Humaines de Lidl à Strasbourg.
Acte V : les syndicats veulent élargir le sujet
Reste désormais une question : de telles pratiques managériales se cantonnent-elles aux magasins Lidl ? Rien n’est moins sûr, assurent les centrales syndicales. "Que ce soit Lidl, Carrefour ou Auchan, on a déjà dénoncé ces pratiques malsaines à de nombreuses reprises. Surcharges de travail, sous-effectifs, non-remplacement des congés maladies... On a parfois l’impression d’être des robots", assure dans un communiqué Fatiha Chalal, secrétaire fédérale de la fédération commerce de la CGT.
La CFDT, elle, rebondit sur "l’affaire Lidl" pour communiquer sur une enquête réalisée l’an dernier auprès de 200.000 salariés, tous secteurs confondus, sur l’état du travail en France. Il en sort que 51% des répondants estiment que leur charge de travail est excessive, 37 % disent s’être déjà retrouvés en état "d’épuisement professionnel" et 35 % considèrent que leur travail nuit à leur santé. Toujours selon cette enquête, 34 % dorment mal à cause de leur travail, 25 % y vont la boule au ventre.
Contacté par le Huffington post, le dirigeant d'un grand cabinet de conseil appelle toutefois à la nuance et à ne pas mettre toutes les enquêtes dans le même sac. "Les distributeurs ont travaillé sur l'ergonomie des postes de travail ces dix dernières années. De nombreux outils ont été développés par Carrefour, par Monoprix, pour réduire la pénibilité des postes", explique-t-il. Avant de reconnaître : "Il faut admettre qu'un hypermarché, avec peut-être 500 employés, tient désormais de l'usine, avec une segmentation des tâches très précise."