Le Zouave qui donna ses traits à la statue, traversa les pires batailles avec autant de flegme que sa reproduction ne contemple l'eau inexorablement monter.
Personne n’a jamais su ce que son regard fixait exactement : quelque chose sur sa droite, une personne, un objet, ou bien un point situé quelque part dans l’atelier de son sculpteur, Georges Diebolt ? La question est vieille de plus d'un siècle et demi...
Cette indécision est peut-être une précaution de l’artiste pour éviter à sa statue de voir en face tout ce qu’elle allait devoir subir "de son vivant." Détourner son regard des rats qui allaient courir sur son corps de pierre, des pigeons qui allaient souiller son uniforme, des poivrots qui allaient lui vomir dessus. Lui épargner aussi la vision des cadavres des suicidés flottant à ses pieds ou des flashes de japonais souriants sur les bateaux-mouches et des doigts d’honneur de tous les marins d’eau douce, qui peuplent la Seine Parisienne. Humilié, sali, tagué, noirci, rincé, trempé... Depuis 160 ans, le Zouave n’a jamais sourcillé. Un colosse impassible taillé dans 8 tonnes de calcaire, un veilleur de pierre de 5 mètres vingt de haut devenu, pour les parisiens, l’étalon de la pluie qui tombe et de l’eau qui monte.
Rive droite, rive gauche, le Zouave a souvent eu les guêtres dans la flotte, parfois la culotte mouillée et une fois seulement la Seine aux épaules. Mais jamais il n’a bu la tasse. Si le Zouave devait se noyer, Paris serait aussitôt submergé. Coup de chaud en 1910, trois mois de guerre contre la Seine, sortie de son lit. Paris est inondé, Paris est imbibé, Paris est embourbé mais, Paris est sauvé. La tête du Zouave ne fut jamais sous l’eau.
Qui était-il ? Un survivant des crues et de La guerre de Crimée, pour l’histoire officielle. 1853 : La 1ère guerre moderne du 19ème siècle. Le télégraphe, les bateaux-vapeurs et les premières infirmières militaires. Une guerre loin de la Seine, au bord de la mer Noire. Une incroyable alliance entre les Français, les Anglais et les turcs, pour reprendre la Péninsule aux Russes, qui l’avaient confisquée aux Ottomans, 70 ans plus tôt. La Crimée ou une toute jeune unité française, crée lors de la conquête de l’Algérie, va faire des étincelles : les Zouaves. De drôles de combattants vêtus de culottes bouffantes, de chéchia à gland et de ceintures de laine bleue. Des soldats aussi disciplinés que valeureux, qui permettront aux alliés de remporter leur première grande bataille : l’Alma, du nom du fleuve qui coule près de Sébastopol. Il n’en fallu pas plus à Napoléon III pour faire d’une victoire un pont et pour rendre hommage ainsi aux Zouaves. Celui qui servira de modèle au sculpteur sera bien l’un de ces vaillants guerriers : André-Louis Gody, un type totalement inconnu, originaire de Gravelines, dans le Nord. Un Zouave avec une belle carrure, une belle gueule et une belle barbe. Deux semaines sans bouger à entendre le tac-tac du burin, payé un Napoléon d’or par jour de pause. Une petite fortune que Gody fusillera rapidement dans les gargotes et les bordels.
Un Zouave qui, en vérité, n’a jamais mis les pieds en Crimée. A l’époque, Gody traînait ses guêtres en Afrique. La petite bidouille historico-artistique n’enlève rien à la valeur militaire du bonhomme :34 ans de service, de Constantine à Magenta, de Blida à Solferino, de l’Alsace à la Lorraine. 1870: Sedan, la défaite des Français face aux Prussiens et la capitulation de Napoléon III. Gody finira sergent et esquinté : trop de guerres, trop de blessures, trop de compagnons disparus...
Ses trois derniers camarades, il les perdra en 70. Non, pas 1870 mais 1970 ! La modernité aura raison des trois autres statues. Le pont est jugé trop étroit, l’Alma est élargi. Le grenadier, l’artilleur et le chasseur à pied sont déménagés. Des quatre statues d’origine, il ne restera que la sienne. "J’y suis, j’y reste" ; une phrase de Mac Mahon devenue la devise des Zouaves. Suivez son regard, vous comprendrez...
