En visite sur un chantier de construction parisien lundi, le ministre du Travail François Rebsamen a prévenu : les contrôles sur les travailleurs détachés vont être renforcés. Une annonce qui tombe - hasard du calendrier ? - au moment où la justice se penche sur les abus des sous-traitants de Bouygues lors de la construction de la centrale nucléaire EPR à Flamanville. Des poursuites qui devraient se multiplier car le nombre de ces travailleurs détachés ne cesse d’augmenter dans la plus grande opacité, les députés français allant jusqu'à considérer que la loi actuelle a fait "l'objet d'un 'opportunisme social' et est devenue un outil redoutable de concurrence déloyale". Etat des lieux d’un mouvement qui prend de l’ampleur et que les autorités peinent à suivre et donc contrôler.
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Le travailleur détaché, c’est quoi ? Ce statut découle d’un principe de base de l’Union européenne : la libre circulation des citoyens et des travailleurs. Pour l’organiser, un cadre a donc été défini en 1996 par une directive européenne avec des règles simples : un employé peut être détaché par son entreprise pour travailleur dans un autre pays mais son contrat devra alors respecter les règles de ce pays (conditions de travail et rémunération), à l’exception des cotisations salariales et patronales qui sont celles de son pays d’origine, puisqu’il y réside. Concrètement, si une entreprise française demande à une agence d'intérim en Pologne de lui fournir de la main d'œuvre, celle-ci paiera les cotisations sociales polonaises, en moyenne 30% moins élevées qu'en France. Attention néanmoins à ne pas confondre les travailleurs détachés qui n'effectuent qu'une mission en France avec les Européens qui s'installent en France pour y travailler de manière pérenne et donc selon le droit du travail français.
Combien sont-ils ? Le recours au détachement de travailleur est longtemps resté confidentiel, avant d’exploser à partir du milieu des années 2000. La direction générale du travail (DGT) en recensait 7.500 en 2000, 38.000 en 2006 et 145.000 en 2011. Le dernier chiffrage de la DGT recensait 210.000 travailleurs détachés en France en 2013, un chiffre néanmoins contesté.
Dans un rapport parlementaire consacré à ce sujet en 2013, le sénateur PCF Eric Bocquet soulignait que beaucoup de salariés ne sont pas déclarés et "le chiffre de 300.000 salariés low-cost détachés en France au mépris du droit communautaire semble crédible". Ce que confirmait Michel Sapin fin 2013 en soulignant que le chiffre réel serait "plus proche de 350.000". Aucun chiffrage pour l’année 2014 n’est encore disponible mais rien n’indique que cette tendance se soit inversée. Au niveau de l’Union européenne, le nombre de travailleurs détachés atteignait 1,5 million début 2013, mais la Commission européenne a elle-même reconnu les limites de cette estimation "en raison du manque de chiffres précis et de la piètre qualité des bases de données".
Détachés, mais dans quels secteurs ? C’est une nouvelle fois la Direction générale du Travail qui avance des chiffres et précise que "le trio de tête des secteurs concernés par ces prestations est inchangé par rapport aux années précédentes : BTP, entreprises de travail temporaire et industrie". Les proportions varient selon les années mais dans les grandes lignes sont les suivantes : 40% des travailleurs détachés sont employés dans le BTP, 20% dans les agences de travail temporaire, 20% dans l’industrie et 10% dans l’agriculture. Ce dernier secteur y a de plus en plus recours.
De quels pays proviennent les travailleurs détachés ? En ce qui concerne le pays d’origine des travailleurs détachés, le même document précise l’origine des travailleurs détachés : les Polonais représentent le plus gros contingent de salariés détachés en France (18% du total), devant les Portugais (15%) et les Roumains (13%). La majorité de ces salariés, environ 60%, vient des pays membres historiques de l'Union européenne, mais la part en provenance des nouveaux Etats membres de l'UE s'accroît très rapidement, et celle des ressortissants de pays hors UE augmente également.
Du low cost plutôt que des compétences ? Officiellement, le détachement de travailleurs répond "au besoin de travailleurs spécialisés en vue d'effectuer une tâche de nature complexe dans un autre État membre de l'UE confronté à un manque de main d'œuvre dans ce domaine précis", comme le rappelle le rapport du sénateur Bocquet. Mais ce dernier ajoute dans la foulée que ce système "est également devenu ces dernières années synonyme d’optimisation sociale, voire de dumping social".
Le mot est lâché et il est vrai que la plupart des agences proposant des travailleurs détachés mettent plus en avant l’avantage financier que l’apport de compétences, souvent existantes en France. Le sénateur souligne, par exemple, le cas d'un sous-traitant de Carrefour qui aurait fait commande, en Roumanie, à un prestataire de service géré par… son fils. Ou encore le cas d’entreprises "luxembourgeoises qui recrutent des travailleurs français qu’elles affilient au régime local avant de les mettre à disposition d’une société française. Ces sociétés n’ont, la plupart du temps, aucune activité réelle sur le territoire luxembourgeois et les intérimaires français n’ont, quant à eux, jamais travaillé dans le Grand-Duché.
L’Etat contraint de renforcer ses contrôles. Malgré ces contrats low cost, certaines entreprises vont encore plus loin en ayant recours à des sous-traitants qui ne déclarent même pas leurs travailleurs détachés, imposent des heures supplémentaires non payées ou omettent de déclarer les accidents du travail. C’est notamment ce qui se serait passé sur le pourtant très sensible chantier de la centrale nucléaire EPR de Flamanville. Chargé de la construction, Bouygues a eu recours à des sous-traitants en cascade, un montage où on retrouve des sous-traitants domiciliés en Irlande, des agences d’intérim basées à Chypre et des travailleurs polonais. Résultat, un procès pour "travail dissimulé" qui devait se tenir le 21 octobre et a été reporté à la mi-mars 2015.
Un cas visiblement pas si isolé que cela puisque les Européens ont convenu en décembre 2013 de renforcer leurs contrôles mais aussi leurs sanctions : désormais un donneur d’ordre ne pourra plus se défausser sur un sous-traitant, comme c’est fréquemment le cas aujourd’hui en cas de poursuites. Le gouvernement français réfléchit également à de nouvelles pistes pour lutter contre cette fraude, via des contrôles renforcés de l’Inspection du travail, la spécialisation de ses agents, voire l’instauration d’une carte spécifique aux travailleurs détachés.