Six petites maisons pour 488 millions de dollars (environ 439 millions d’euros). Cinq ans après le terrible tremblement de terre en Haïti, le bilan de la Croix-Rouge américaine n’est pas très glorieux, voire même très embarrassant. Vendredi, l’organisation a tenté de défendre ses résultats sur le terrain, après les révélations fracassantes du site internet d’investigation new-yorkais ProPublica et de la chaîne radio publique américaine NPR. Selon les journalistes, ce bilan catastrophique est le résultat d’une mauvaise gestion avec notamment des dépenses de fonctionnement exorbitantes et le recours à des travailleurs étrangers ne parlant ni le français ni le créole. L’argent récolté aurait ainsi servi à rémunérer ces postes d’expatriés mais aussi et, même si l’enquête n’en apporte pas la preuve formelle, à combler le lourd déficit de l’organisation qui s’élève à 100 millions de dollars.
Des accusations que la Croix-Rouge américaine a récusées, parlant d’informations "inexactes" et devant être remises dans "leur contexte", dans un communiqué publié sur son site internet. L’Organisation Non Gouvernementale soutient qu’elle a aidé quatre millions et demi Haïtiens mais refuse de révéler dans le détail comment elle a concrètement utilisé les fonds récoltés. Les informations révélées par les médias américains sont d’autant plus surprenante que d’autres organisations, qui ont levé beaucoup moins de fonds, auraient tout de même réussi à bâtir 9.000 logements.
Face à ces révélations, Europe 1 a fait réagir trois connaisseurs d’Haïti et des ONG.
Des révélations surprenantes ? Pierre Ryfman est professeur en sciences politiques à La Sorbonne et auteur de l’ouvrage, Les ONG, aux éditions La Découverte. "Ce qui me surprend, c’est l’ampleur du dysfonctionnement", commente ce spécialiste. "Il y a des frais de fonctionnement qui sont inacceptables, un manque d’expertise et une volonté de plaquer des schémas sur la problématique haïtienne, ce qui est une erreur majeure", ajoute-t-il. Pour Elodie Vialle, journaliste spécialiste d’Haïti, "ces révélations ne sont pas surprenantes avec le système de sous-traitance des ONG mais cela met en lumière ce qui a déjà été évoqué après le séisme".
A l’autre bout du téléphone, Frantz Duval, directeur du Nouvelliste, le plus ancien quotidien d’Haïti, s’avoue lui aussi surpris de l’ampleur du phénomène mais il ajoute aussitôt : "il n’y a pas eu de coordination avec tout cet argent, les promesses non pas été tenues". Et alors qu’on lui demande si cette enquête est très commentée dans son pays, il explique : "aujourd’hui, c’est un jour férié alors… mais non, ça ne va pas faire du bruit, vous savez, les Haïtiens vont seulement dire que les blancs sont des voleurs".
La Croix-Rouge américaine, "une très grosse structure". Pour Frantz Duval, "la Croix-Rouge américaine est arrivée pleine de bonne volonté mais ils ont fait du n’importe quoi car ils n’avaient pas d’implantation sur le terrain". Le chercheur, Pierre Ryfman explique : "la Croix-Rouge américaine est une très grosse structure. C'est vrai, comme le rappelle l’enquête, elle a connu des difficultés notamment après sa mauvaise gestion de l’ouragan Katrina pour laquelle elle a été très critiquée". Pour la journaliste Elodie Vialle, il est sans doute exagéré de parler de six maisons construites pour un demi-milliard mais "la vraie question, c’est pourquoi la Croix-Rouge américaine s’est retrouvée à gérer autant d’argent". "On a peut-être attribué un trop grand rôle à ces ONG", poursuit-elle. Pierre Ryfman complète : "l’échec premier dans la reconstruction d’Haiti c’est d’abord l’échec de la communauté internationale, des Nations-Unis et des Etats. Il y a eu beaucoup de rivalités et de promesses non tenues".
L’ONG bashing. Ce qui est indéniable, c’est le très fort ressentiment des Haïtiens à l’égard des ONG. Elodie Vialle raconte qu’elle a vu des inscriptions "ONG, go home" ("ONG, rentrez chez vous") à Port-au-Prince, la capitale du pays. "Ils ont le sentiment que les blancs, les étrangers viennent prendre leur argent et certains disent même que ce qui pourrait arriver de meilleur pour Haiti serait de voir partir ces ONG". "Alors, oui c’est vrai, les étrangers font grimper les prix avec leur venue, et les Haïtiens considèrent qu’ils arrivent avec une certaine arrogance", mais ajoute la journaliste, "il y a aussi un ONG bashing qui est un vrai sport là-bas". Les ONG ont de quoi être critiquées mais certaines ont fait un travail remarquable, estime-t-elle. Il faut aussi rappeler qu’en Haiti, il n’existe pas de cadastres, ce qui explique aussi les retards pris pour reconstruire le pays. La situation haïtienne est donc très complexe même si les trois spécialistes estiment que les dysfonctionnements révélés par les journalistes américains sont inacceptables et que la Croix-Rouge américaine devra rendre des comptes.