Pour ses détracteurs, elle était la "blogueuse au stylo empoisonné". De sa plume acérée et sans concession, la journaliste et blogueuse maltaise Daphne Caruana Galizia, tuée lundi dans l’explosion de sa voiture piégée, dénonçait la corruption, les trafics illicites, les pots-de-vins et les comptes bancaires offshore à Malte.
Cible privilégiée de la blogueuse, le Premier ministre Joseph Muscat a qualifié lundi cet acte de "barbare" promettant qu’il n’aurait de cesse que "justice soit faite". "C’est une journée noire pour notre démocratie et notre liberté d’expression", a-t-il ajouté. Mardi, la Commission européenne, qui s’est dite "horrifiée" par cet assassinat, a salué une "pionnière du journalisme d’investigation à Malte".
Une journaliste à la "démarche citoyenne et complètement désintéressée" . Lundi, une trentaine de minutes avant que sa voiture n’explose près de son domicile de Bidjina, au nord de Malte, la journaliste de 53 ans, qui avait récemment fait l’objet de menaces selon des médias maltais, avait posté cette phrase sur son blog : "Il y a des escrocs partout où l’on regarde maintenant, la situation est désespérée". Baptisé Running Commentary (commentaire en continu, ndlr), le blog de Daphne Caruana Galizia, entièrement tenu en anglais, était lu par près de 400.000 personnes. Parfois plus que les journaux traditionnels The Sunday Times of Malta et The Malta Independant pour lesquels elle avait contribué pendant plusieurs années.
Outre les révélations de corruption, la journaliste d’investigation s’en prenait aussi au physique de certaines personnalités politiques, dans des termes parfois outranciers comme la posture du chef de l’opposition et "son cou qui dépasse à 45 degrés de ses omoplates, comme une tortue", rappelle Le Monde. "S’attaquer au physique, aux tenues vestimentaires et aux familles des hommes politiques lui avait valu une mauvaise réputation", explique à Europe1.fr Pierre Morena, journaliste et membre du Consortium international des journalistes (CICJ) qui a révélé le scandale des Panama Papers en 2017. "Mais elle avait une démarche citoyenne et complètement désintéressée", ajoute-t-il, rappelant que la plupart des revenus de Daphne Curuana Galizia provenaient de son activité d’éditrice.
Révélations de corruption dans la classe politique maltaise. Née en 1964 à Sliema, au nord-ouest de Malte, cette journaliste mariée et mère de trois garçons, avait fait de l’île, qui abrite plus de 70.000 sociétés offshore et les sièges de grands groupes de jeux de hasard, la matière première de son travail d’investigation. Au printemps dernier, elle avait été à l’origine d’une série de scandales, cités dans l’affaire des Panama Papers, impliquant plusieurs proches du Premier ministre Joseph Muscat, dont son épouse, accusée d’avoir ouvert un compte au Panama pour y verser entre autres, des pots-de-vins en provenance d’Azerbaïdjan. "Les plus gros mensonges de l’histoire maltaise", avait alors réagi le Premier ministre qui avait promis de démissionner si les faits étaient avérés. Mais la polémique née de ces révélations avait poussé Joseph Muscat, leader du Parti travailliste, à convoquer des élections anticipées, à l’issue desquelles il avait été largement réélu début juin.
Proche de l’opposition pour laquelle elle avait fait campagne en mai dernier, Daphne Curuana Galizia n’avait pas hésité à s’attaquer au nouveau leader de la formation Adrian Delia, accusé d’avoir un compte offshore au paradis fiscal de Jersey.
Un « WikiLeaks en une seule femme ». Pour son travail, le magazine Politico, qui l’avait nommée en 2017 parmi 28 personnalités qui "façonnent, secouent et remuent l’Europe", l’avait qualifiée de "WikiLeaks entier en une seule femme, en croisade contre le manque de transparence et la corruption à Malte". Le fondateur de WikiLeaks Julian Assange a lui-même promis lundi une récompense de 20.000 euros pour tout renseignement sur les assassins.
Outraged to hear that Maltese investigative journalist+blogger Daphne Caruana Galizia has been murdered this afternoon not far from her home with a car bomb. I issue a €20k reward for information leading to the conviction of her killers. Her blog: https://t.co/XQCEXBKYn3pic.twitter.com/ITHlBRzr0J
— Julian Assange (@JulianAssange) 16 octobre 2017
Mardi, Matthew Curuana Galizia, le fils de la blogueuse, a accusé sur sa page Facebook le gouvernement de complicité dans la mort de sa mère. "Vous êtes complices, vous êtes responsables de ça", a-t-il lancé. Membre du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), Matthew Curuana Galizia a également accusé le Premier ministre d’avoir rempli "d’escrocs" le gouvernement, la police et les tribunaux. "Voilà à quoi ressemble une guerre, et il faut que cela se sache. Nous sommes un peuple en guerre contre l’État et le crime organisé, qui ne se distinguent plus l’un de l’autre", a-t-il ajouté.
"Justice pour Daphne". Lundi soir des milliers de personnes se sont spontanément rassemblées, bougies à la main, pour rendre hommage à la journaliste. Mardi, des dizaines de personnes se sont rassemblées devant le tribunal de La Valette, pour réclamer "justice pour Daphne".
Des dizaines de manifestants ont réclamé mardi, à La Valette, "Justice pour Daphne". Source : AFP
Un jour après la mort de Daphne Curuana Galizia, sa famille a obtenu que la magistrate, qui était de permanence lundi et qui aurait dû diriger l’enquête sur l’assassinat, se récuse : elle avait plusieurs fois été visée par des attaques de la journaliste.