Chaos, combats et attentats. Trois ans et demi après la mort du "Guide" Mouammar Kadhafi, la Libye ne trouve toujours pas le chemin de la paix. Pire, les discussions qui se tiennent actuellement à Genève semblent inefficaces et le pays reste plongé dans un chaos indescriptible, encore illustré par l'attaque d'un hôtel de la capitale Tripoli fin janvier. A l'origine de cette attaque suicide qui a fait neuf victimes, dont un Français, un acteur bien connu des services anti-terroristes : l'organisation Etat Islamique (EI). Le drapeau noir du groupe mené par Abou Bakr al-Baghdadi flotte depuis plusieurs mois sur plusieurs villes irakiennes et syriennes (Mossoul ou Al-Raqqa entre autres). Mais il surplombe aussi depuis trois mois maintenant les bâtiments de Derna, une ville libyenne de 100.000 habitants qui borde la Méditerranée.
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Derna, succursale de l'Etat Islamique ? Le 31 octobre 2014, la milice du Conseil consultatif de la jeunesse islamique qui tient la ville poste une vidéo où ses membres prêtent allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi. Difficile d'en savoir beaucoup plus sur ce qu'il se passe derrière les murs de la ville. Des journalistes de CNN (en anglais) rapportent néanmoins que le sigle de l'EI est apposé sur les voitures de police, mais aussi que les exécutions publiques ont remplacé les matchs de foot dans le stade municipal. Consciente de l'importance symbolique de cette ville, l'armée nationale libyenne encercle en ce moment la ville et espère la faire tomber.
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• Pourquoi la Libye n'est pas vraiment une succursale de l'Etat Islamique
"Coup marketing" ou véritable appartenance à l'EI? Que ce soit Al Qaïda ou l'Etat islamique, les organisations terroristes n'ouvrent pas de nouvelles cellules volontairement. Elles s'étendent à l'étranger seulement lorsqu'une faction revendique la filiation avec la "maison-mère". C'est exactement ce qui se passe en Libye selon Riadh Sidaoui, directeur du centre arabe de recherches et d'analyses politiques et sociales de Genève : "L'Etat islamique n'est pas une structure centralisée avec un seul chef, il fonctionne avec des sous-traitants." Des "sous-traitants" qui revendiquent leur appartenance à telle ou telle organisation pour acquérir une plus grande crédibilité, comme le confirme le chercheur : "En Libye, on a affaire à un terrorisme local qui cherche plus de médiatisation et de légitimité. En se réclamant de l'Etat islamique, les attaques perpétrées par les factions terroristes ont beaucoup plus d'écho et frappent plus les opinions publiques. Au plan structurel, dire que des organisations comme la milice du Conseil consultatif de la jeunesse islamique (qui tient la ville de Derna, Ndlr) font partie de l'EI est une illusion."
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"Terroriste", une notion floue. Au-delà de ces revendications parfois discutables, certains groupes qualifiés de terroristes sont parfois "réhabilités" par les autorités. Inversement, certaines factions sont décrétées "terroristes" quand elles deviennent trop menaçantes pour le pouvoir central. Cette frontière très floue est d'autant plus difficile à lire dans le contexte libyen. En témoigne le cas du Groupe Islamiste Combattant Libyen, souligné par Afzal Ashraf, chercheur à l'institut de Défense et de Sécurité de Londres : "Ce mouvement djihadiste proche d'Al Qaïda, créé en 1996 lors d'une révolte contre le régime de Kadhafi, a officiellement été dissous en 2009 et ses dirigeants acceptés par le dictateur libyen. Mais l'organisation a en fait perduré et est aujourd'hui l'une des plus importantes du pays". Selon Jeune Afrique, son chef se trouverait en outre dans la région de Derna, tenue par la milice qui revendique sa filiation… avec l'Etat islamique. Signe qu'en Libye, les enjeux locaux prennent le pas sur la rivalité entre les deux plus grandes organisations terroristes actuelles.
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La Libye au bord de l'implosion par Europe1fr• Pourquoi le terrorisme prospère en Libye
Faillite de l'Etat, richesse des organisations terroristes. Si les récents événements libyens ne sont pas forcément le symptôme d'une mainmise du groupe Etat islamique sur le pays, en revanche, ils sont une preuve de plus des liens forts établis entre les organisations terroristes locales et l'EI. Riadh Sidaoui observe que "la Libye est un passage privilégié pour les aspirants djihadistes venus du Maghreb qui veulent aller combattre en Syrie ou en Irak."
Un phénomène davantage dû à l'absence de contrôle de la part du pouvoir central sur le pays qu'à une implantation directe de l'EI sur le territoire. "Le terrorisme est d'autant plus présent en Libye que les institutions de l'Etat censées maintenir l'ordre comme l'armée, les services fiscaux et les tribunaux, sont en faillite totale. La nature ayant horreur du vide, face à un Etat affaibli ces autres organisations lui disputent le pouvoir, cette réaction est plutôt logique", analyse Riadh Sidaoui. Saïd Haddad, chercheur associé à l'Iremam et maître de conférences aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan, abonde dans le même sens : "Les milices libyennes reflètent différentes réalités concrètes. Elles peuvent être ainsi déclarées illégales ou affiliées à l'Etat"
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Irak, Libye, même combat ? Le parallèle entre I'Irak et la Libye est assez pertinent pour expliquer le chaos actuel qui règne du côté de Tripoli. Riadh Sidaoui analyse : "Comme après l'invasion américaine de 2003 contre Saddam Hussein, après l'intervention de 2011 en Libye, l'armée a été dissoute et on a cru que le pays se réorganiserait après les élections. Mais l'absence de culture démocratique a fait basculer la Libye dans le chaos. La culture démocratique ne s'acquiert pas comme ça. C'est un facteur très important que l'ONU ou les pays qui sont intervenus en Libye ou en Irak omettent trop souvent."
Après sa victoire, la coalition internationale a donc fait une erreur fondamentale selon ce chercheur : "En 2011, au moment de l'intervention contre Kadhafi, la communauté internationale aurait dû reformer l'armée nationale plutôt que de la supprimer. Et surtout, elle aurait dû désarmer les milices pour asseoir le pouvoir central". Afzal Ashraf partage ce constat : "Une leçon que les Occidentaux devraient tirer de ces deux exemples, c'est que la seule chose pire encore que les dictatures contre lesquelles ils se battent, c'est la situation dans laquelle ils plongent ces pays en intervenant sur place".
• Pourquoi la solution au conflit libyen ne peut venir que des forces politiques locales
"Des logiques tribales". Difficile pourtant de se résoudre à une non-intervention, d'autant que les discussions entre les principales forces libyennes qui se tiennent à Genève depuis la mi-janvier ne semblent rien donner. Et pour cause, plusieurs représentants de certaines milices ne sont pas présents. Une erreur pour Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français à Tripoli et auteur de l'ouvrage Au cœur de la Libye de Kadhafi, qui cite Abdelkader Kadoura, un des auteurs de la constitution libyenne, dans son article sur Orient XXI : "Le pouvoir local est la base de la construction de l’État en Libye. On ne peut en effet comparer la Libye avec aucun autre pays, système politique ou juridique car notre pays, volontairement ou non, s’est constitué autour du caractère tribal et régional et c’est une chose que l’on ne peut négliger, que ce soit dans une perspective politique islamique ou séculaire".
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Pour Patrick Haimzadeh, "la question qui se pose n’est plus de savoir quel camp va l’emporter (les milices islamistes réunies et les milices Misrata à l'ouest et à Tripoli, les milices du général Haftar dites armée nationale libyenne à l'est) mais comment reconstruire progressivement et en partant du niveau local des mesures de confiance s’appuyant sur ce qu’il reste de structures de médiation traditionnelles." Dimanche, le général Haftar, qui lutte contre les autres milices, rappelait dans le JDD que le groupe Ansar Al-Charia avait juré sa perte. Signe que le retour vers un dialogue apaisé est encore bien lointain.