Ce devait être, à partir du mois de septembre, la deuxième saison du Média, cette webtélé fondée par des proches de la France Insoumise à l'automne dernier et lancée en janvier 2018. En réalité, l'intersaison offre déjà une actualité des plus riches. Et ne promet pas une rentrée très sereine au média qui avait, à l'origine, l'ambition d'offrir une couverture médiatique différente de celle des médias "mainstream", indépendante et résolument engagée à gauche. Le départ prévu de la directrice du Média, Sophia Chikirou, a en effet entraîné toute une série de polémiques sur sa gestion financière de la structure, mais aussi les orientations managériales et éditoriales prises par la nouvelle direction.
Au départ, une critique de la gestion financière…
C'est début juillet que Sophia Chikirou, ancienne spin-doctor de Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle et cofondatrice du Media, a annoncé en quitter la présidence. Rien d'étonnant à cela, la trentenaire ayant décidé de reprendre son activité de consultante en communication pour la France Insoumise en vue des élections européennes. Elle a donc été remplacée par Aude Lancelin, ancienne journaliste débarquée de L'Obs et contributrice au Média depuis l'origine. Mais depuis, les polémiques s'enchaînent.
D'abord parce que la mauvaise gestion financière de Sophia Chikirou est dénoncée par ses successeurs. Dans une enquête, Mediapart a révélé qu'Aude Lancelin, ainsi que le producteur Henri Poulain et le psychanalyste Gérard Miller, tous deux cofondateurs du Média avec Sophia Chikirou, avaient découvert deux virements d'un montant de 130.000 euros réclamés par la consultante à destination de sa société, Mediascop. Autrement dit, Sophia Chikirou, qui était officiellement présidente du Média bénévolement, a facturé des prestations via sa propre entreprise de consulting.
La principale intéressée se défend, expliquant que des prestations ont bel et bien été réalisées, notamment "l'élaboration de la stratégie marketing et communication sur le web, la communication extérieure et la supervision quotidienne de sa mise en œuvre". Elle assure également à Mediapart que "tout le monde au Média était informé de ces prestations, surtout les fondateurs". Et s'est dite prête à organiser un audit indépendant pour prouver que sa bonne gestion financière.
Gérard Miller, qui s'est mis en retrait de la présidence du Média, lui a vertement répondu dans un post sur Facebook. "Je n'ai jamais entendu parler de la convention liant le Média à Mediascop", assure le psychanalyste. "Tu étais présidente de la Société de production, tu as établi puis reçu cette première facture de Mediascop, c'est toi et personne d'autre qui as signé le chèque correspondant et c'est toi et personne d'autre qui l'a encaissé, point final." Pour Aude Lancelin, qui s'est exprimée dans Le Monde, les deux factures réclamées par Sophia Chikirou sont de nature à "asphyxier" le Média, dont la situation financière est "fragile".
… qui se transforme en querelle de personnes…
Mais le départ de Sophia Chikirou n'a pas uniquement déstabilisé le Média sur une question de gestion financière. Une ligne de fracture est apparue entre d'un côté une partie de l'équipe restée fidèle à la consultante, qui regrette son traitement, et de l'autre ceux qui se rangent derrière la nouvelle direction. Les premiers ont rapidement accusé les seconds d'opérer une "purge".
Romain Spychala, qui faisait partie de l'équipe logistique du Média avant d'annoncer son départ au mois de juillet, s'est ainsi répandu sur Twitter. "Ce sont les moins républicains et les moins assidus qui sont dorénavant à la manœuvre", a-t-il dénoncé. "Certains ne sont pas en capacité de travailler plus de 4 heures par jour, d'autres réclament des caisses de solidarités pour les précaires au lieu de réclamer leur régularisation."
Ce sont les moins républicains et les moins assidus qui sont dorénavant à la manœuvre. Certains ne sont pas en capacité de travailler plus de 4 heures par jour, d'autres réclament des caisses de solidarités pour les précaires au lieu de réclamer leur régularisation.
— Romain Spychala (@RomainSpy) 12 août 2018
De fait, la question du passage en CDI de plusieurs salariés en CDD est au cœur des récriminations. Laura Papachristou, ancienne chargée des partenariats au Média, a elle aussi quitté l'entreprise cet été. Elle était en CDD et on lui avait promis un CDI sans période d'essai au 13 juillet. Promesse restée lettre morte. "À l'heure actuelle [le 14 août] une partie de l'équipe n'est plus sous contrat. Ils diront que la situation financière est opaque, mais ça arrange surtout la nouvelle direction qui veut nous tenir en laisse compte tenu de nos opinions", écrit-elle. "Ils pensent que nous sommes simplement aveuglés par notre loyauté envers Sophia. Ils nous imaginent écervelés, alors qu'on est rien de moins que des salariés en souffrance qu'ils ont méprisés. Ces méthodes sont dignes des capitalistes et ils ne s'en rendent pas compte."
Merci à mon amie @l_aura_p pour ce texte qui décrit parfaitement ce que nous avons vécu cet été. pic.twitter.com/LXo6Ut37Rv
— Julie Maury (@JulieMaury1) 14 août 2018
…sur fond d'accusations de communautarisme
Dans un communiqué commun, quatre journalistes proches de Sophia Chikirou ont dénoncé des "pratiques d'intimidation" de la nouvelle direction et de leurs collègues, estimant avoir été victime, pendant un séminaire mis en place en juillet, d'"agressivité" et de "calomnies". Ils auraient par ailleurs été qualifiés de "racistes". L'un d'eux, Serge Faubert, s'est insurgé dans Le Monde que "cette chasse aux sorcières [fasse] curieusement écho à des tentatives communautaires ou identitaires au sein de la rédaction. Nous sommes quatre Blancs, quinquagénaires, et cela semble poser un problème à certains". Dans leur communiqué, ces journalistes fustigent que "plusieurs" de leurs collègues se "qualifient eux-mêmes par le terme de 'racisés'. Cette expression est odieuse !" Sur Twitter, un autre cosignataire du communiqué, Alexis Poulin, rit jaune : "Honnêtement, le séminaire d'été du Média, c'est 10.000 fois plus hardcore qu'un camp de survivalistes masculinistes en milieu hostile."
Honnêtement, le séminaire d'été du Média, c'est 10 000 fois plus hardcore qu'un camp de survivalistes masculinistes en milieu hostile. Sincèrement désolé mes amis socios. Essayons de ne pas perdre le sens du tragique et le sens de l'humour. Much love.
— Alexis Poulin (@Poulin2012) 14 août 2018
Ces propos ont vivement fait réagir le "camp" d'en face, plutôt proche de la nouvelle direction. Dans un communiqué publié mardi, la SDJ (société des journalistes) du Média confirme "qu'il n'y a pas eu de putsch de la nouvelle direction sur l'ancienne". Et "dénonce la volonté d'ethniciser le débat". Ce qu'a dit Serge Faubert au Monde ? "Nous aurions pu imaginer entendre cette position de la part d'un journaliste de Valeurs Actuelles, pas du Média. La SDJ fera de la reconnaissance du pluralisme et de la diversité dans notre rédaction un combat."
Et tout finit par un débat sur la ligne éditoriale
Au-delà de ce débat sur la diversité ethnique de la rédaction, c'est la nouvelle ligne éditoriale du Média qui est en jeu. En prenant les rênes de la webtélé, Aude Lancelin a en effet annoncé la fin de son journal télévisé quotidien, qui coûtait trop cher et demandait trop de main d'œuvre selon elle. L'ancienne journaliste de L'Obs a précisé que Le Média allait aussi se spécialiser dans la critique du traitement médiatique de l'actualité. Ce qui ne convient pas du tout à certains journalistes. Dans leur communiqué, les quatre qui dénonçaient une intimidation estiment que ces nouvelles orientations sont "en rupture avec le projet initial". Ils regrettent aussi la nomination au poste de rédacteur en chef de Théophile Kouamouo, qui était présentateur du JT du Média le jour où y a été annoncé, à tort, qu'un étudiant avait été grièvement blessé à Tolbiac pendant les manifestations contre le gouvernement.
"J'ai peur que Le Média soit vidé de sa substance citoyenne pour devenir un média de chapelle, plus un média de combat. Surtout pour y faire de l'investigation et de la critique des médias comme Mediapart, Acrimed ou ASJ…", écrit Romain Spychala sur Twitter. "Si c'est pour parler à la même cible, qui pense la même chose depuis toujours, ça ne sert à rien. Du reste je ne crois pas que les socios [celles et ceux qui ont contribué financièrement au Média en faisant des dons] aient donné de leur temps et de leur argent pour cette ambition rabougrie."
Si c'est pour parler à la même cible, qui pense la même chose depuis toujours, ça ne sert à rien. Du reste je ne crois pas que les Socios aient donné de leur temps et de leur argent (moi y compris) pour cette ambition rabougrie.
— Romain Spychala (@RomainSpy) 12 août 2018
Sur les réseaux sociaux, les échanges sont souvent virulents entre les pro et les anti-nouvelle direction, à l'instar d'Alexis Poulin qui dénonce un "immense gâchis organisé".
Entre les interpellations subsistent quelques messages de "socios" qui auraient préféré que les querelles internes restent internes. Et qui, comme Gérard Miller sur Facebook, n'ont plus qu'à espérer que tout se tasse avant la rentrée. "Les plaies que cette polémique a ouvertes ne se refermeront pas tout de suite, ça c'est sûr", a écrit le psychanalyste. "Espérons que le temps jettera à la rivière le pire de cette histoire et gardera le meilleur."