Le gouvernement veut mettre fin au "torrent de boue" qui déferle selon lui quotidiennement sur Internet en général et sur les réseaux sociaux en particulier. Pour ce faire, Edouard Philippe a dévoilé lundi les grandes lignes d’un plan visant à lutter contre l’expression en ligne du racisme et de l’antisémitisme. "On ne me fera jamais croire que les réseaux sociaux seraient des espaces hors-sol. Pour moi, tout ce qui est publié et diffusé en France, est publié et diffusé en France. Et doit donc répondre aux lois de la République", a souligné le Premier ministre dans son discours, prononcé au musée de l’immigration, à Paris. "Ce qui m'énerve, c'est que de nos jours, il semble plus facile de retirer la vidéo pirate d'un match de foot que des propos antisémites", a-t-il insisté.
Si une mission a été confiée à l'enseignant franco-algérien Karim Amellal, à la députée LREM Laetitia Avia et au vice-président du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) Gil Taïeb, chargés de plancher sur de futures dispositions législatives, le chef du gouvernement a dévoilé des premières mesures. Reste à savoir si toutes sont applicables et réalistes sur le terrain. Tour d’horizon, avec deux avocates spécialisées dans le droit de la presse sur Internet.
- Des moyens d’investigation plus importants
La mesure. Le gouvernement envisage deux mesures pour permettre des enquêtes plus rapides et plus efficaces. La première, c’est le renforcement des compétences et des effectifs de la plateforme de signalement en ligne Pharos. La seconde, c’est la possibilité de "permettre l'enquête sous pseudonyme". En s'invitant dans des espaces de discussion en ligne, les cyberenquêteurs pourront plus facilement identifier les auteurs de propos haineux. Cette mesure sera incluse dans le projet de loi sur la justice qui doit être présenté en Conseil des ministres le 18 avril.
Ce qu’en pensent les avocates. Pour Pharos, "effectifs", "c’est effectivement le mot-clé", sourit Virginie Bensoussan-Brulé. Début 2016, cette cellule était composée de 25 agents, chargés de traiter près de 200.000 signalements, couvrant aussi bien l’incitation à la haine raciale que la pédopornographie, l’escroquerie ou l’apologie du terrorisme. "Renforcer Pharos, c’est indispensable", abonde Delphine Meillet. Quant aux enquêtes sous pseudonyme ? "On le fait déjà pour les stupéfiants. Pourquoi on ne le ferait pas sur Internet ?", interroge l’avocate.
- De lourdes amendes, à l’allemande
La mesure. Ce serait une mesure choc, que nos voisins allemands ont déjà adoptée. Il s’agirait d’infliger de lourdes amendes aux sociétés qui n’auraient pas supprimé suffisamment rapidement un contenu illicite après un signalement. Outre-Rhin, le montant de l’amende maximale a été fixé à 50 millions d’euros, et le délai de suppression à 24 heures.
Ce qu’en pensent les avocates. "En Allemagne, on s’est rendu compte que 50 millions d’euros, cela n’a pas beaucoup de sens, cela ne correspond à rien. La conséquence, c’est que les réseaux sociaux suppriment des contenus à tout-va, même ceux qui n’avaient pas lieu de l’être", estime maître Delphine Meillet. "Si on veut faire la même chose en France, il faut établir une amende qui tournerait autour de 250.000 euros", plaide l’avocate. "Pour le délai, ça dépend. Pour une apologie du terrorisme, 24 heures, c’est trop. Pour une insulte raciste, on peut aller jusqu’à 48 heures, voire 72 heures."
"Une amende à l’allemande, ça oblige effectivement à changer les textes", précise de son côté Virginie Bensoussan-Brulé. Actuellement, les hébergeurs deviennent responsables d’un contenu dès lors qu’il leur a été signalé et n’a pas été "promptement" supprimé. Ils endossent alors la responsabilité en lieu et place de l’auteur du contenu. "En l’espèce, on passerait du délit d’incitation à la haine raciale, à une peine pour ne pas avoir supprimé un contenu, qui n’existe pas dans la loi", explique l’avocate. Qui plaide, elle, pour un montant suffisamment "dissuasif".
- Un statut spécifique pour les réseaux sociaux
La mesure. Depuis la loi LCEN (Loi pour la confiance dans l’économie numérique) du 21 juin 2004, coexistent deux statuts, celui d’hébergeur - comme les fournisseurs d’accès à Internet - qui stockent des contenus sans avoir de regard dessus, et celui d’éditeur, censé contrôler les contenus présents sur son site. Or, par nature, les réseaux sociaux sont un peu les deux. Le directeur d'un journal est pénalement responsable des commentaires haineux postés sur son site, a rappelé Edouard Philippe. "En revanche, si vous dirigez un réseau social, tout est possible. On ne peut pas en rester là. Il faut aller plus loin. Entre les deux statuts d'éditeur et d'hébergeur, il y a de la place pour un troisième statut", a poursuivi le Premier ministre.
Ce qu’en pensent les avocates. "Aujourd’hui, les sociétés comme Facebook ou Twitter ont la double casquette hébergeur-éditeur", confirme Virginie Bensoussan-Brulé. "Elles sont hébergeurs, mais dès lors qu’elles ont eu connaissance de contenus manifestement illicites et qu’elles ne l’ont pas supprimé suffisamment rapidement, leur responsabilité devient celle d’un éditeur. Le cadre juridique actuel permet donc déjà d’obtenir dans les plus brefs délais la suppression de contenus illicites, et à ma connaissance, les sociétés coopèrent. Mais il reste des failles, notamment en raison du nombre de contenus", juge l’avocate, qui insiste plus sur le renforcement des moyens, notamment le développement de filtres plus efficaces. "L’objectif, c’est que les contenus illicites ne soient jamais publiés", argue-t-elle.
"Les réseaux sociaux qui auraient un troisième statut, je ne comprends pas le concept", admet pour sa part Delphine Meillet. "Ils resteraient hébergeurs, mais avec une responsabilité différente. Cela voudrait dire que les réseaux sociaux auraient une responsabilité accrue par rapport à d’autres hébergeurs. Juridiquement, c’est compliqué", estime la spécialiste, qui prévoit aussi des frictions : "Les réseaux sociaux ont tout intérêt à ce que leur responsabilité soit minimisée, donc ils vont lutter contre."
- Une représentation juridique en France
La mesure. L'exécutif envisage d'obliger les plateformes hébergeant des contenus destinés au public français, au-delà d'un certain nombre d'utilisateurs, à disposer d'une représentation juridique en France. Et ainsi d’identifier une personne morale ou physique susceptible d’être condamnée.
Ce qu’en pensent les avocates. "Pratiquement toutes les sociétés concernées ont des filiales en France, mais juridiquement, elles ne s’occupent pas des contenus, seulement du marketing", explique Virginie Bensoussan-Brulé. Conséquence : pour signaler un contenu, au-delà du simple bouton présent sur les sites, dans le cadre d’une décision de justice par exemple, inutile de se tourner ces structures. Il faut solliciter l’un des sièges, qui se trouvent le plus souvent Etats-Unis ou en Irlande. "Cette mesure serait donc une bonne chose", estime l’avocate du cabinet Lexing Alain Bensoussan, qui tempère : "Mais je ne sais pas si on peut les obliger".
Pour Delphine Meillet, il faut aller plus loin et "obliger les réseaux sociaux à avoir, dans chaque pays, une personne physique soit condamnable En termes de responsabilisation des plateformes, c’est mieux si c’est une personne physique, sur qui pèseraient les risques juridiques", plaide l’avocate.