Ils vont venir, ils seront tous là. Lundi soir, dans un hôtel parisien, le traditionnel dîner républicain du Conseil représentatif des Institutions juives de France (Crif), 31e du nom, accueillera le "gratin" de la classe politique française. François Hollande, Manuel Valls, mais aussi les ministres Bernard Cazeneuve (Intérieur), Najat Vallaud-Belkacem (Education) et Emmanuel Macron (Economie), côté exécutif, ont répondu à l'invitation de Roger Cukierman, 79 ans, dont ce sera le dernier dîner comme président du Crif, après trois mandats. L'ancien chef de l'Etat Nicolas Sarkozy et au moins trois candidats déclarés à la primaire de la droite, Alain Juppé, François Fillon et Bruno Le Maire seront aussi de la partie côté Les Républicains. Une liste de participants qui démontre, si besoin était, que le dîner du Crif est devenu en trois décennies un rendez-vous incontournable de la vie politique.
D’un dîner confidentiel à "the place to be". Le premier rendez-vous du Crif a lieu en 1985, dans une relative indifférence, dans un salon du Sénat, en présence du Premier ministre de l’époque, Laurent Fabius. L’ambition de Théo Klein, président de l’association entre 1983 et 1989, est alors d’instaurer un moment de dialogue solennel avec le pouvoir en place. L’autre objectif est aussi "de s’assurer que le Crif est l’interlocuteur principal des pouvoirs publics", expliquait en 2015 Samuel Ghiles-Meilhac, auteur de Le Crif, de la Résistance juive à la tentation du lobby (Ed. Robert Laffont), au journal Actualité juive. Car dans les années 1980, et après plusieurs attentats antisémites, dont celui de la rue Copernic, une autre association, Le Renouveau juif, menace le leadership du Crif. La formule fonctionne à plein. De 50 invités conviés en 1985, on est passé à plus de 800 cette année. Et la résonnance médiatique est telle que le dîner est désormais diffusé en direct sur La Chaîne parlementaire depuis plusieurs années.
Le poids du symbole. Pour comprendre cet enthousiasme, il faut remonter aux origines mêmes de l’association. "Le Crif se constitue dans la clandestinité à la fin de l'année 1943. Sans cet élément de contexte historique, il n'est pas possible de comprendre l'engouement politique pour ce dîner depuis les années 1990", explique au site nonfiction.fr Samuel Ghiles-Meilhac. "La Shoah joue un rôle important dans le discours politique européen aujourd'hui. C'est autour de la mémoire des Juifs disparus, qui en France, va avec la culpabilité liée aux autorités de Vichy et la reconnaissance du rôle joué par les Justes, que se rassemblent les personnalités politiques se rendant au Crif", analyse le sociologue. "Après guerre, l'Europe s'est aussi réconciliée depuis vingt ans autour d'une mémoire commune : celle du génocide contre les Juifs".
Un autre élément explique la réussite du dîner du Crif : le rôle de la France au Moyen-Orient. "Viennent donc, au gré du processus de paix israélo-arabe, des ambassadeurs de pays arabes qui voient dans ce rassemblement organisé par une organisation juive, un accès symbolique à Israël", rappelle Samuel Ghiles-Meilhac. "On voit que c'est une occasion investie par des enjeux très différents et que des acteurs politiques très différents peuvent s'y rendre avec des objectifs qui ne se rencontrent pas forcément". Evidemment, les récents attentats, en particulier ceux de janvier contre l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, ont renforcé le caractère symbolique de l’événement.
Les politiques "y trouvent leur intérêt". Au fil des ans, donc, le dîner annuel du Crif est devenu un enjeu politique. "Si le pouvoir politique, le Premier ministre, le président de la République depuis 2008 et des membres du gouvernement et de l'opposition s'y rendent, c'est bien qu'ils pensent y avoir un intérêt", estime Samuel Ghiles-Meilhac. Nicolas Sarkozy, très populaire auprès de la communauté juive à son arrivée à l’Elysée, en 2007, a d’ailleurs donné au rendez-vous un nouvel élan en 2008. Alors que de 1985 à 2007, c’est le Premier ministre qui était l’invité d’honneur et qui prononçait un discours, "le Crif décide d’en faire son invité à partir de 2008 et le dîner prend une autre dimension", rappelle le sociologue.
Pour autant, tous les politiques n’en sont pas. Le Front national n’est ainsi, jamais invité. "Je n’inviterai pas les membres du FN, nous n’avons pas les mêmes valeurs", a justifié Roger Cukierman lundi sur Europe 1. Pendant plusieurs années, les élus du Front de gauche ou écologistes n’ont pas eu de carton d’invitation, en raison de leur soutien à la cause palestinienne. "Enfin, on oublie que sous la cohabitation de 1997 à 2002, certains ténors de la droite, comme Philippe Seguin, pratiquent la politique de la chaise vide en estimant alors que le premier Ministre socialiste (Lionel Jospin, ndlr) utilise le dîner comme une tribune partisane", indique Samuel Ghiles-Meilhac.
L’occasion d’annonces fortes… ou de bévues. Car pour les politiques au pouvoir, le dîner du Crif est bel et bien devenu l’occasion de profiter d’une tribune particulièrement exposée. "Le dîner, qui revêt aussi les fonctions d’un rendez-vous mondain où des échanges politiques informels peuvent se dérouler, est aussi devenu une tribune permettant de s'exprimer sur des enjeux politiques forts, même quand ils ne concernent pas directement les Juifs", explique le sociologue. Ainsi, en 1997, Alain Juppé, alors à Matignon, avait annoncé la mise en place d’un grand inventaire sur les biens des juifs spoliés pendant la Seconde guerre mondiale. Trois ans plus tard, Lionel Jospin, son successeur, avait annoncé sa volonté de voir le pays faire face à son passé le moins glorieux, évoquant notamment la torture pendant la Guerre d’Algérie.
Parfois, les discours passent mal. En annonçant en 2008 que chaque élève de CM2 se verrait désormais confier la mémoire d’un enfant victime de la Shoah, Nicolas Sarkozy, alors président de la République avait soulevé un tollé qui l’avait obligé à reculer.
Plus récemment, en 2013, François Hollande s’était fendu d’un bon mot qui avait fait causer, en soulignant que Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, était rentré "sain et sauf" d’Algérie, ce qui était "déjà beaucoup". Le chef de l’Etat avait été contraint de faire part de ses "sincères regrets" à Alger, froissée par la petite phrase.
Le dîner du Crif a donc désormais une telle importance que les politiques qui y participent ont tout intérêt à préparer le rendez-vous avec soin.