26 février 2002. Alors qu'il arpente les allées du Salon de l'agriculture, Jean-Marie Le Pen, président du Front national, est copieusement hué. "C'est la démocratie", répond celui qui est alors candidat à la présidentielle et ne peut imaginer qu'il se hissera au second tour du scrutin deux mois plus tard.
Quinze ans plus tard, la donne a changé. Marine Le Pen se rend sur le Salon de l'agriculture mardi, et il est fort à parier qu'à l'instar de ses précédents passages, cela ne déclenche pas d'ire particulière, tant dans le public que chez les exposants. Preuve que le Front national s'est bien installé dans le paysage politique, "normalisé", mais aussi qu'il rencontre de plus en plus de succès auprès des premiers concernés : les agriculteurs.
Le Pen en tête des intentions de vote.Selon la dernière vague d'enquête du Cevipof pour Le Monde, Marine Le Pen arrive en effet en tête des intentions de vote chez cet électorat, avec 35% des agriculteurs exploitants certains d'aller voter qui disent vouloir lui donner leur suffrage. Viennent ensuite François Fillon (20%), Emmanuel Macron (20%) et Benoît Hamon (18%), tandis que les autres candidats se répartissent les miettes. "Par son ampleur, cet engouement de l'électorat agricole pour le Front national est nouveau", souligne Martial Foucault, directeur du Cevipof. "Pour la présidentielle de 2012, Marine Le Pen n'avait pas autant d'avance." De fait, il y a cinq ans, les agriculteurs ont voté à près de 20% pour la présidente du FN, soit quasiment dans la moyenne de l'électorat national (18%).
Un électorat traditionnellement de droite. À l'époque, c'était bien la droite républicaine, représentée par Nicolas Sarkozy, qui emportait la majorité des suffrages de cette population. Le candidat UMP avait recueilli 44% des voix des agriculteurs dès le premier tour, contre 27% pour l'ensemble des Français. "Traditionnellement, le vote agricole est ancré à droite", rappelle Martial Foucault. "Même s'il n'a jamais été uniforme et qu'il y a eu, par exemple, un vote rural de gauche dans le sud-ouest."
Symbole de cet ancrage à droite : la FNSEA, principal syndicat agricole, a longtemps fourni des élus au RPR. François Guillaume par exemple, à la tête de la fédération entre 1979 et 1986, a ensuite été nommé ministre de l'Agriculture du gouvernement de Jacques Chirac, avant de devenir député de Meurthe-et-Moselle. Christian Jacob, lui, a été à la tête du Cercle national des jeunes agriculteurs (CNJA) avant de devenir eurodéputé, ministre, puis député et président de groupe à l'Assemblée.
Majoritairement de droite, le vote agricole est aussi historiquement assez imperméable au Front national. "Jusqu'en 2002, les agriculteurs étaient, avec les catholiques pratiquants, les deux groupes sociaux les plus réfractaires au vote d'extrême droite", soulignait ainsi l'IFOP dans une note, "Les Votes paysans", publiée en 2014.
Crises successives. Que s'est-il donc passé pour que le vote agricole se laisse tenter par le Front national ? "S'il a tendance à se démarquer de son ancrage historique, c'est que le monde agricole est en crise en permanence", analyse Martial Foucault. Droite, gauche, même combat : les gouvernements successifs n'ont pas su offrir une stabilité viable aux professions agricoles. Il en résulte un climat éruptif, marqué par les contestations fortes et récurrentes, dont la dernière en date est celle des producteurs de lait à l'été 2016.
" S'il a tendance à se démarquer de son ancrage historique, c'est que le monde agricole est en crise en permanence. "
Un discours protectionniste et eurosceptique qui porte. Dans ce contexte, la voix de Marine Le Pen peut porter dans les exploitations. Pas tant pour ses mesures en faveur de l'agriculture, qui sont souvent très vagues -soutien aux labels de qualité pour "promouvoir les exportations", "développement des circuits courts en réorganisant les filières" ou encore lutte contre "l'explosion des normes administratives"- mais plutôt pour son discours globalement protectionniste et eurosceptique. "Les agriculteurs se prononcent sur la question du fait européen", explique Martial Foucault. "Ils se sont accommodés de l'européisme avec certaines réserves de la droite jusqu'à la fin des années 2000. Mais maintenant, une partie d'entre eux est franchement hostile à l'Union européenne, dont ils ont une vision uniquement verticale et dont ils ne retiennent que les normes et les réglementations."
Cette vision est systématiquement reprise par Marine Le Pen, qui promet de transformer la PAC (politique agricole commune) en PAF (politique agricole française) mais aussi d'interdire l'importation des produits agricoles et alimentaires "qui ne respectent pas les normes de production françaises" et d'appliquer un "patriotisme économique aux produits agricoles" tricolores.
"En finir avec les partis traditionnels". Marine Le Pen a, en outre, un autre avantage pour elle : son parti n'a jamais été au pouvoir. "L'absence de réponse structurelle aux crises du secteur fait que la parole des politiques est moins crédible aux yeux des agriculteurs", poursuit Martial Foucault. Pour le politologue, la répartition à peu près égale des intentions de vote entre François Fillon et Emmanuel Macron est tout aussi parlante que les bons scores du Front national. "Il y a chez les agriculteurs l'idée d'en finir avec les partis traditionnels. Leur suffrage ne se calque plus sur le clivage droite/gauche."
" Il y a chez les agriculteurs l'idée d'en finir avec les partis traditionnels. Leur suffrage ne se calque plus sur le clivage droite/gauche. "
Contre-performance de Fillon. En plafonnant à 20% d'intention de vote, François Fillon réalise une véritable contre-performance. Lui qui s'est pourtant positionné comme un candidat de la droite plutôt rurale et catholique "fait preuve de beaucoup d'empathie mais n'a pas mis l'accent sur les territoires, ni sur le secteur agricole", note Martial Foucault. "Il a préféré miser sur le secteur tertiaire, avec ses propositions sur les suppressions de postes de fonctionnaires."
Un taux d'abstention qui devrait baisser. Néanmoins, la réalisation de l'enquête après le Penelope Gate peut expliquer ce mauvais score auprès d'un électorat qui semble acquis au candidat Les Républicains. Sans compter que l'étude montre que plus d'un agriculteur sur deux (52%) n'est pas certain d'aller voter. "Historiquement, le taux de participation chez les agriculteurs est d'environ 80% pour les scrutins nationaux", rappelle Martial Foucault. "Sur ces 52%, beaucoup devraient finalement se déplacer."
Un début de campagne poussif, avec des candidats qui tardent à présenter leur programme, peut expliquer ce taux (très) élevé d'abstentionnistes potentiels. "Les propositions n'ont pas encore été largement relayées. Au fil de la campagne, on devrait voir les agriculteurs choisir. Et cela devrait profiter à François Fillon." Reste qu'un retard de 15 points sur la candidate du Front national parmi les électeurs certains de se déplacer sera très difficile à rattraper. Dans les exploitations agricoles comme dans beaucoup de foyers français, l'extrême droite gagne du terrain et des électeurs.
Que pèse le vote agricole ?
Longtemps, les agriculteurs ont été vus comme les électeurs qui donnaient le "la" d'une élection. La classe de population sans laquelle il n'était pas possible de l'emporter. Pourtant, leur poids électoral a considérablement baissé au fil des années, la démographie n'étant pas en leur faveur. Le siècle dernier, 4,5 millions d'agriculteurs ont disparu. On compte aujourd'hui environ 1,2 million d'actifs, auxquels il faut ajouter les conjoint(e)s et les retraités. "Quand on voit la place accordée aux questions agricoles dans les programmes, on voit bien que ce n'est pas, ou plus, la priorité des candidats", note Martial Foucault. Mais s'il y a moins d'actifs exploitants, beaucoup d'ouvriers et employés sont proches du milieu agricole, et susceptible de voter avec la même sensibilité. Alors que la présidentielle est très incertaine, que l'élection s'annonce serrée, aucun candidat ne peut se permettre de faire une croix sur plus d'un million de voix.