À Fresnes, le rôle essentiel des "codétenus de soutien" pour prévenir le suicide

À Fresnes, plusieurs codétenus de soutien viennent en aide aux nouveaux arrivants (photo d'illustration). 2:30
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Salomé Legrand avec M.L , modifié à
Europe 1 s'est rendu au centre pénitentiaire de Fresnes, où des détenus spécifiquement formés par la Croix-Rouge sont chargés de repérer le mal-être des autres prisonniers. Une mission aux effets bénéfiques multiples. 
REPORTAGE

"Je terminais ma journée de travail, je fermais la bibliothèque", se souvient Tony*, 33 ans. "En descendant, j'ai croisé un arrivant qui remontait avec son sac de linge et qui pleurait. Il commençait à penser à sa femme qui venait de l'apporter, à penser à l'extérieur. Alors je suis remonté à la bibliothèque avec lui et j'ai demandé aux surveillants de rouvrir, pour qu'on reste un petit moment discuter. C'était la fin de la journée, il allait être enfermé pour la nuit et il appréhendait. J'ai essayé de le rassurer, il m'a un peu parlé de son parcours, et ça allait un peu mieux".

"Établir un suivi". Au centre pénitentiaire  de Fresnes, "l'arrivant" est un détenu tout juste incarcéré. Tony, crâne rasé et tablier de bibliothécaire, est lui codétenu de soutien. Formé par la Croix-Rouge, il est chargé d'être attentif au mal-être des autres et de les écouter, pour ensuite faire remonter les informations à l'administration pénitentiaire, qui organise leur prise en charge. Au lendemain de la scène du sac de linge, le trentenaire est repassé dans la cellule du nouveau-venu, "pour pouvoir le revoir et établir un suivi". "Il avait peur de l'enfermement, de la solitude, de ce qui allait lui arriver… Si je ne l'avais pas vu en descendant, il serait rentré dans sa cellule, il aurait pleuré et après on ne sait pas ce qui aurait pu se passer. Des fois, ça part de rien et ça peut aller très loin". 

Inspiré d'Espagne, le dispositif, déployé en France depuis trois ans, vise notamment à prévenir le suicide en prison, dix fois plus fréquent qu'à l'extérieur selon l'association Ban Public. Volontaires et bénévoles, les codétenus de soutien sont obligatoires dans tous les établissements pénitentiaires de plus de 600 places. À Fresnes, l'une des plus grandes prisons de l'Hexagone, ils sont quatre : Tony, chauffeur de bus en attente de son procès pour association de malfaiteurs, et trois autres hommes condamnés à respectivement deux, trois et quinze ans de prison pour escroquerie ou trafic de stupéfiants. Le chiffres est conjoncturellement réduit, après des transferts et des libérations : d'ordinaire, la prison compte six ou sept de ces détenus un peu particuliers.

"Avoir le sens des responsabilités". Comment sont-ils choisis ? "On va essayer de chercher une personne motivée, qui a une capacité d'écoute, qui a une forme de solidité psychique pour pouvoir supporter les problèmes des autres", répond Charlotte Gabory, conseillère pénitentiaire d'insertion et probation à Fresnes. Autres critères : "avoir le sens des responsabilités", être "durablement installé en détention" et avoir un "bon comportement", sans problèmes disciplinaires. "On essaie aussi de privilégier des personnes qui n'ont pas de problème d'addiction". Tony, lui, s'était déjà distingué en aidant à désamorcer plusieurs conflits en détention.

Les profils comme le sien sont préalablement formés, en plusieurs étapes. Après une formation de secourisme, ils sont entraînés à l'écoute. "On travaille avec des techniques pour apprendre comment écouter", explique Camille Varin, de la Croix-Rouge française. "Est-ce qu'on écoute quand on a les bras fermés ? Comment peut-on relancer une personne qui a du mal à s'exprimer, sans parler à sa place ? Comment peut-on, sans donner des conseils, permettre à une personne de trouver des solutions par elle-même ?" Puis, les codétenus de soutien sont intégrés au "circuit arrivant", comme l'appelle Christophe Pierron, surveillant principal et référent du quartier des détenus nouvellement incarcérés. "C'est quand même un monde viril, de machos, et ça peut être dur pour un homme d'avouer une faiblesse et éventuellement des idées noires", analyse le professionnel.

"L'image des séries américaines". Le surveillant se souvient notamment de l'arrivée d'un nouveau prisonnier perturbé, "très angoissé. "Beaucoup de primo-détenus ont comme image en tête les séries télé américaines, avec toutes les scènes de violence qu'on peut imaginer… Je voyais que je n'y arrivais pas, donc j'ai appelé Tony", souffle-t-il. "Il est vrai que pour certains, les mêmes arguments évoqués par un surveillant ou par un codétenu de soutien n'auront pas le même impact". "Ils savent que tout ce qu'ils me disent reste entre nous, si ce n'est pas un truc vraiment grave", renchérit le principal intéressé. "Entre détenus on se comprend, on connaît nos angoisses".

Depuis six mois, Tony voit ainsi arriver tous les profils, y compris les plus fragiles. "C'est bien de faire comprendre à la personne qu'elle n'est pas toute seule, qu'on peut s'entraider, même en prison". Averti par un chef ou un autre détenu lorsqu'une personne semble avoir besoin d'aide, il prévient un surveillant qui lui signe un bon afin qu'il puisse organiser un entretien. Dans la poche de sa blouse, le codétenu de soutien conserve précieusement ses 53 bons et raconte chaque histoire avec le même intérêt. Comme cette fois où il a croisé à la douche "une personne qui n'était pas bien, parce que ça se passait mal dans sa cellule". "Il était en dépression, il en avait marre, il voulait en finir". Grâce au signalement, l'homme est désormais accompagné. "Ça va mieux, je continue à le suivre". 

Des cellules de protection d'urgence. Qu'en tire Tony ? "Une satisfaction personnelle", avant tout. "Ça me fait plaisir d'aider les autres, ça me fait oublier mes problèmes. On voit l'évolution des gens, le résultat". Après chaque rendez-vous, le codétenu de soutien en rend compte à l'administration pénitentiaire. "Je ne peux pas leur dire si la personne va se suicider ou pas en remontant, mais je peux leur expliquer ce qui s'est passé et comment je le ressens". En fonction, la réponse est adaptée. Le détenu peut par exemple être orienté vers le Service médico-psychologique régional (SMPR) ou une unité psychiatrique de soins et d'accompagnement.

L'efficacité du dispositif est difficilement mesurable, mais à Fresnes, où la détention s'est apaisée, l'administration a choisi de l'étendre à une autre division du centre pénitentiaire, plus peuplée. L'activité bénévole est inscrite dans le dossier des codétenus de soutien et peut faciliter leur réinsertion. "Ça permet pour eux d'intervenir, d'avoir l'impression d'être des citoyens à part entière, de se soucier aussi des autres et aussi de se responsabiliser par rapport à leur parcours", estime Christophe Pierron.

Des points réguliers entre ces détenus et l'administration permettent aussi de s'assurer que la charge ne pèse pas trop lourd sur leurs épaules, souligne le responsable. "Pour moi, l'essentiel, c'est que Tony et les autres soient bien dans leur tête. Ces personnes-là ont aussi leur vie en détention, avec des hauts et des bas… Ils sont face à des cas en souffrance, en détresse. Il faut pouvoir les entendre, les digérer". Cette vigilance permet au système de perdurer, avec des effets inattendus : "dans un premier temps, les codétenus de soutien étaient avant tout là pour la prévention du suicide… Mais on s'est rendus compte qu'ils avaient une importance énorme par rapport à l'hétéro-agressivité". Tandis que le dispositif était étendu, les agressions d'autres détenus et de surveillants ont baissé.  

*Prénom d'emprunt