Il se définit lui-même comme le "Macron des musulmans". À 46 ans, le Franco-Turc Ahmet Ogras prend samedi la tête du Conseil français du culte musulman (CFCM), jusque-là toujours piloté par des Maghrébins. Et c'est peu dire que l'homme est attendu au tournant, tant ses liens avec l’AKP, le Parti de la justice et du développement, au pouvoir en Turquie depuis 2002 et avec l’entourage, à Ankara, du président Recep Tayyip Erdogan posent question, tout comme son manque d'expérience théologique.
Une première pour l'islam turc. La prise de fonction d'Ahmet Ogras, ingénieur devenu gérant d'une agence de voyages à Paris, n'est pas une surprise. Depuis 2013, l'association qui a vocation à représenter les musulmans de France auprès de l'État a changé ses statuts, instaurant une présidence tournante tous les deux ans. Après la grande mosquée de Paris, liée à l'Algérie, et le Rassemblement des musulmans de France (RMF), proche du Maroc, c'est donc au tour du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF), qui fédère 250 des 2.500 mosquées et salles de prière françaises, de manœuvrer. Ce qui n'est pas sans causer un certain malaise, alors que le pouvoir turc est accusé de dérive autoritaire voire islamiste.
Des liens décriés avec Ankara. Les détracteurs du nouveau président du CFCM ne manquent pas. Ce qu'ils lui reprochent, c'est sa proximité avec l'entourage du président turc. Son beau-frère travaille notamment au service des relations publiques du palais présidentiel. "Lui c'est lui et moi c'est moi", réplique-t-il.
Ingénieur de formation, Ahmet Ogras a participé au milieu des années 2000 à la fondation de l’Union des démocrates turcs européens (UDTE), proche de l’AKP, bien que l'intéressé réfute tout lien direct avec le parti au pouvoir en Turquie depuis 2002. "Seulement des liens d’amitié et une reconnaissance mutuelle avec Erdogan", jure-t-il auprès de La Croix. À ses yeux, ce dernier est d'ailleurs un "modèle de démocratie", comme il l'a déjà dit en 2014. Avec l'UDTE, Ahmet Ogras a notamment participé aux manifestations contre la reconnaissance du génocide arménien en France. C'est l’UDTE, encore, qui a organisé en Allemagne des manifestations en soutien au président Erdogan après la tentative de putsch raté.
" Le CFCM, c'est le Conseil français du culte musulman, pas le Conseil d'Erdogan "
"Il n'y a pas de doute, il est sous le contrôle de la Diyanet", affirme auprès de l'AFP un bon connaisseur du paysage musulman français, en désignant la puissante présidence des affaires religieuses turques, qui détache 150 imams auprès de sa succursale de droit français, la Ditib, et qui est accusée de chercher à capter ses voix au seul profit électoral d'Erdoğan et de son parti.
En interne, certains ne cachent pas leur appréhension. Cette proximité inquiète jusqu'aux pouvoirs publics, "au point que l’ancien gouvernement aurait souhaité tenter une action diplomatique auprès d’Ankara pour le faire remplacer", écrit encore La Croix. En interne, les avis sont pour le moins réservés. "Quand j'ai lu les premiers articles sur ses liens avec Ankara, je n'ai pas tellement apprécié", avoue le secrétaire général du CFCM, Abdallah Zekri, joint par Europe1.fr. "Chacun est libre d'avoir des relations avec son pays, mais le CFCM, c'est le Conseil français du culte musulman, pas le Conseil d'Erdogan", tonne-t-il. Également président de l'Observatoire national contre l'islamophobie, Abdallah Zekri promet d'ailleurs d'être "très attentif" aux premiers mois d'Ahmet Ogras. "Qu'il ne pense pas qu'il va décider ce qu'il veut. Si les choses ne tournent pas bien, le conseil d'administration se réunira et remettra en cause le bureau", prévient-il encore.
Une formation religieuse particulièrement faible. Avant son arrivée, déjà controversée (voir encadré), à la tête du CCMTF en 2012, Ahmet Ogras n'était pas vraiment connu pour ses compétences cultuelles. Originaire de Konya, fief des derviches tourneurs, l'homme est arrivé en France à l’âge de 3 ans. C'est là qu'il a reçu les bases d’un enseignement islamique, grâce à un imam "détaché" par la Turquie. "Mon père était président de la mosquée à Vendôme (dans le Loir-et-Cher, ndlr), j'ai été son assistant, son traducteur, pour moi c'est inné", assure-t-il néanmoins. Devenu chef d’entreprise à Paris une fois son diplôme d’ingénieur en poche, il connaît mal le monde des mosquées et n'en a jamais dirigées, contrairement à ses prédécesseurs. Une faiblesse qu'il assume et qui ne l'empêche pas d'avoir une idée de ce qu'il veut faire à la tête du CFCM.
Il dit notamment avoir inscrit sur sa feuille de route la volonté de mettre fin aux rivalités entre personnes et fédérations minant le CFCM face à la montée d'un islam identitaire voire radical. "Je pense aux victimes des attentats : je ne peux pas me permettre de ne pas être à la hauteur", confie-t-il. Ogras entend aussi "professionnaliser" l'association en la dotant d'"un vrai budget" – et donc en obligeant les fédérations à lui verser leur obole -, en renouvelant ses cadres et en installant des personnels permanents afin de faire avancer les dossiers portés par son prédécesseur Anouar Kbibech. Avec, au-dessus de la pile, la charte de l'imam, dont Emmanuel Macron a fermement rappelé le caractère prioritaire, la semaine dernière, à l’occasion du dîner de rupture du jeûne du ramadan organisé par le CFCM. Une façon, encore, de rappeler qu'Ahmet Ogras est attendu au tournant.
Comment le président du CFCM est-il désigné ?
Depuis 2013, le Conseil français du culte musulman a mis en place une direction collégiale et tournante, souhaitée par les autorités françaises. Les fédérations élisent alors leur président, chacun se succédant aux rênes de l'association tous les deux ans. Une "politique des chaises musicales très mal vue par les musulmans", selon le secrétaire général du CFCM, Abdallah Zekri. Ahmet Ogras, lui, a été propulsé à la tête du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) fin 2011, certains dénonçant un mini coup d'État. Selon son prédécesseur, qui a porté plainte depuis pour non-respect des statuts, le quadragénaire a été désigné par "un vote à main levée et non à bulletin secret".