Une année durant, elles ont arpenté les dédales de Clichy-sous-Bois et partagé le quotidien de ses habitants, à rebours des images d’Épinal qui lui collent à la peau. Dix ans après la mort de Zyed et Bouna, le 27 octobre 2005, la cité déshéritée de Seine-Saint-Denis revient sur le devant de la scène médiatique. Mais plutôt que de l'aborder par le prisme des émeutes de banlieue, deux journalistes ont choisi de donner la parole aux habitants, mères de famille, chefs d'entreprise ou responsables associatifs de la ville. Il en sort une émouvante galerie de portraits, Une année à Clichy (éditions Stock), patiemment écrite par deux journalistes, Bahar Makooi et Joséphine Lebard. Europe 1 a interrogé l'une des deux auteurs.
Comment votre démarche a-t-elle été accueillie par les habitants de Clichy ?
Bahar Makooi : On a été plutôt bien accueillies quand on a expliqué notre démarche, étant donné qu'on avait décidé de passer un an sur le terrain et d'écrire un livre dans un temps plus long. Notre démarche était différente des autres médias, puisque nous ne venions pas pour les interroger sur les événements de 2005. Après, à plusieurs reprises nous avons eu des réticences de la part de certains habitants. Des gens nous ont demandé de "les oublier", et nous ont reproché de "nous faire du beurre" sur leur dos.
Parce que c'est vrai que Clichy est une ville qui reçoit beaucoup d'attentions depuis 2005. C'est positif, dans un sens : il y a des artistes, des architectes qui viennent apporter un peu de leur savoir à Clichy. Sauf que parfois, certains habitants ont l'impression d'être comme des animaux dans un zoo. On vient les regarder, et ensuite, les gens repartent et il n'en reste plus rien. Les gens ne veulent pas qu'on les associe systématiquement à 2005. Ils aimeraient être "oubliés" dans le sens médiatique.
Dix ans après, les habitants ressentent-ils du changement dans leur quotidien ?
Le changement est d'abord physique : le haut de Clichy, qu'on appelle "le Plateau", a été entièrement détruit et reconstruit. Il y a des bâtiments tout neufs, des panneaux solaires sur certaines habitations, même des jardinets. Tout cela a changé, les habitants le disent, mais il y a une autre partie, le bas de Clichy, avec une grande copropriété délabrée, "le Chêne Pointu", qui s'est dégradé depuis dix ans. Les gens voient la différence entre les deux. Ceux qui habitent en bas aimeraient eux aussi profiter des rénovations.
Mais le niveau de vie des gens n'a pas changé. La reconstruction du haut de Clichy n'a pas amené une nouvelle population dans la ville. Le taux de chômage n'a pas sensiblement évolué, il est toujours deux fois supérieur à la moyenne nationale. Les gens sont contents d'avoir un Pôle emploi, depuis l'année dernière, mais ils disent en rigolant que 'ça ne sert à rien, puisqu'il n'y a pas d'emplois'. Ils sont également contents d'avoir un commissariat dans la ville. Même si les rapports avec la police n'ont pas changé. Les habitants sont toujours méfiants.
Les clichés sur cette ville ont la vie dure. Mais sont-ils justifiés ?
On avait beaucoup de peurs, de préjugés, qui sur le terrain ne se sont pas révélés vrai. Déjà, pour la manière de s'habiller, j'avais décidé d'opter pour une "tenue camouflage" que j'adopte souvent. Joséphine (la co-auteur) a mis un point d'honneur à porter ses jupes courtes et ses bottes, comme d'habitude. Ni l'une ni l'autre n'avons eu de regards désobligeants. Il y a eu aussi un moment que nous n'avons pas raconté dans le livre : un chauffeur de bus sur place nous a conseillé de serrer notre sac contre nous. Mais à aucun moment, quelqu'un n'a essayé de nous piquer notre sac.
La seule histoire, qu'on raconte, c'est quand un jeune nous a dit qu'il allait "sortir la kalash". Mais il était avec une bande de gamins, il avait 15 ans et il ne nous a pas agressé, ni caillassé. On pensait également qu'on allait trouver des gens qui rêvaient de partir, d'acheter une maison dans le sud, par exemple. Mais on a été très étonné : les habitants ne veulent pas quitter Clichy.
Quelles sont les solutions pour améliorer la situation sur place ?
Un des nœuds du problème, ce sont les transports. Si on peut se rendre plus facilement dans les bassins d'emploi du secteur, c'est plus facile. Actuellement, en transports en commun, il faut une heure pour aller jusqu'à Roissy et une heure et demi pour aller à Paris. Déjà, avec ça, ce sera plus simple pour les Clichois de trouver du travail (le prolongement de la ligne T4 du tramway doit arriver à Clichy d'ici 2018, ndlr).
Il y a un autre problème : c'est celui de l'image de Clichy. Déjà, celle que les non-Clichois ont de la ville. Tout le monde en France, et beaucoup de gens à l'étranger, connaissent Clichy et l'associent bien souvent aux mots "racailles", "capuches", ou à la mort de Zyed et Bouna. Car les Clichois ont intégré eux-mêmes cette image. On a rencontré une gamine de 15 ans qui allait rentrer au lycée. Elle nous a dit qu'elle n'aimait pas sortir de sa ville, par peur qu'on la juge, qu'on la regarde bizarrement parce qu'elle est "black" et de Clichy. Elle nous disait qu'en restant à Clichy, personne ne la jugerait. On a trouvé ça très triste, que cette jeune fille parte dans la vie avec ce préjugé sur elle-même.
Qu'est-ce que cette année que vous avez passé à Clichy dit de l'état actuel de la France ?
A Clichy, il s'est passé plein de choses en relation avec la "grande" actualité nationale et internationale. Nous y étions après les événements de Charlie Hebdo. On a beaucoup demandé à des gens de banlieue de se dire "Charlie". Mais les gens sont tellement préoccupés par leur quotidien, la vie au jour le jour, la survie. Dans notre livre, il y a une scène qui se déroule le jour de l'attentat. Une mère de famille cuisinait pour ses enfants, pour toute la semaine. On a essayé d'en parler avec elle, mais elle n'en parlait que quelques secondes. Ce n'était pas qu'elle était contre Charlie, mais elle avait d'autres choses à faire ou à penser, comme faire à manger ou préparer un avenir à ses enfants. Ça m'a aidé à comprendre certains événements nationaux, mais dans le regard clichois.