La polémique sur l’instauration d’un poids minimum dans le mannequinat est relancée. Cette fois, c’est en France qu’elle rebondit - et cela a son importance. Le député socialiste Olivier Véran a déposé, lundi à l’Assemblée nationale, un amendement au projet de loi santé interdisant le recours aux mannequins dénutris. Ces dernières années, la mort de plusieurs mannequins anorexiques avait incité plusieurs pays à légiférer sur le sujet. Mais cette mesure, si elle est adoptée en France, un des hauts lieux de la mode dans le monde, pourrait provoquer un véritable séisme dans l’univers du mannequinat. Chronique d’un “big bang annoncé”, comme nous confie le spécialiste Frédéric Godart, sociologue de la mode.
Des précédents peu fructueux. La chasse aux mannequins trop maigres a pris un tournant en 2006. Pour la première fois, Madrid demande à ses mannequins d’indiquer préalablement leur indice de masse corporelle pour avoir le droit de défiler. Peu de temps après, la maire de Milan ambitionne de prendre la même mesure. Mais dans une ville aussi importante sur l’échiquier de la mode, cette restriction se révèle bien plus difficile à mettre en place, notamment parce que les autorités milanaises ne subventionnent pas les défilés et non donc pas le droit de cité.
En 2008, Londres est également sur le point d’exiger un certificat médical des mannequins censées défilées dans la capitale britannique. Mais le Conseil de la mode britannique (BFC) abandonne finalement ce projet en mettant en avant la difficulté de mettre en pratique un règlement qui n'est pas appliqué dans les autres pays. "Cela ne marchera que si c'est une solution internationale", argue alors Hillary Riva, la directrice exécutive du BFC. Et ce ne sont pas les mesures législatives prises en Israël, en Belgique ou encore au Chili, des pays périphériques dans le monde de la mode, qui permettent d'inverser cette course à l’extrême maigreur des mannequins.
L’indice de masse corporelle au cœur de la mesure. Le cas de la France est différent. Pour lutter contre l’anorexie des mannequins sur les podiums, le député socialiste propose de modifier le code du travail afin d’obliger les agences de mannequinat à fournir un certificat médical indiquant que l’indice de masse corporelle (IMC qui se calcule en divisant le poids par la taille au carré) de chaque mannequin est supérieur à un seuil donné.
"En France, on considère que l'on est maigre en dessous de 18,5. L'OMS retient un indice en dessous d'un IMC de 18 pour commencer à parler de dénutrition. En dessous de 17, c'est une dénutrition sévère. En dessous de 16, c'est considéré comme un état de famine", détaille le député. Olivier Véran entend laisser à la Haute autorité de santé (HAS) le soin de se prononcer sur les seuils, qui devraient tourner autour de 18.
Le culte de la maigreur, “une norme sociale assumée”. Sauf qu’actuellement, les mannequins sont bien loin de ce seuil de 18. “Une mannequin “type” mesure environ 1m75 et son IMC est de 16. Depuis plusieurs années, l’indice de masse corporelle ne cesse de baisser chez les mannequins. Il ne cesse de s’éloigner des normes de l’OMS. Par exemple, l’IMC des femmes américaines lambdas est de 27, alors que les mannequins sont à 16. L’écart n’a jamais été aussi grand”, constate Frédéric Godart, chercheur à l'Insead (Institut européen d'administration des affaires).
Difficile donc de changer une norme sociale revendiquée par l’ensemble de l’univers de la mode. "Toute la chaîne de création, les grandes maisons de mode et les agences de mannequins, revendiquent l’emploi de corps maigres et très normés. Pour les créateurs, les mannequins les plus maigres et les plus grandes portent mieux les vêtements. Le recours aux modèles très maigres est une façon pour les créateurs de faire correspondre un corps réel avec le corps qu’ils ont dessiné. Ce n’est pas seulement un argument esthétique, c’est une norme sociale qui s’est imposée. Une norme informelle qui est enseignée dès l’école”, insiste le sociologue de la mode
“Est-ce qu’ils vont virer toutes les mannequins ?” Et pour ces jeunes modèles, ce culte de la maigreur constitue bien souvent une pression qui met en danger leur santé. Car très peu d’entre elles sont “naturellement” maigres. Certaines femmes ont en effet un indice de masse corporelle peu élevée, soit environ de 17, mais ne souffrent pas de problème de sous-alimentation, comme c’est le cas des anorexiques. Mais selon une étude réalisée auprès de mannequins israéliennes, très peu d’entre elles rentrent dans cette catégorie. “Seulement 5% des jeunes filles qui ont un IMC faible n’ont pas de problème d’alimentation. Donc 95% des mannequins qui ont un indice de masse corporelle peu élevé souffrent d’anorexie. Donc, toutes les mannequins n’ont pas problème, mais la majorité oui”, résume ainsi Frédéric Godart, auteur de Sociologie de la mode (La Découverte, 2011).
L’adoption de l’amendement d’Olivier Véran constituerait donc un véritable séisme dans l’univers du mannequinat, forçant notamment les agences de mannequins à revoir leur critères de recrutement et les créateurs à repenser leurs canons de beauté. "Si nous appliquons ce critère, 80 % des mannequins n'auront plus le droit de défiler", estimait déjà en 2006, dans une interview au quotidien International Herald Tribune, Riccardo Gray, responsable d'une agence milanaise de mannequins en désaccord avec la décision du maire de Milan.
Actuellement, aucune règle n’encadre le recrutement des mannequins. “Est-ce qu’ils vont virer toutes les mannequins ou les faire manger d’avantage ?”, s’interroge ainsi Frédéric Godart. Si aucune loi similaire n’a été adoptée aux Etats-Unis, l’industrie de la mode a elle-même pris les choses en main, en proposant des repas équilibrés aux mannequins durant les défilés.
Vers de nouvelles normes au niveau national ? Quoiqu’il en soit, l’adoption d’une telle mesure en France pourrait changer la tendance en imposant aux agences de mannequins internationales de s’adapter. “C’est intéressant que la capitale de la mode se lance dans ce dossier. L’influence sera énorme. Les agences de mannequins internationales devront forcément s’adapter. Paris est assez influent pour changer la règle du jeu”, prédit Frédéric Godart, sociologue de la mode.
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