"T'es moche, sale grosse". Sur l'écran de son smartphone, Chloé, 14 ans, a vu défiler des messages d'une rare violence. Ses copains lui avaient conseillé de télécharger Sarahah, une application qui permet d'envoyer des messages anonymes à n'importe qui. Sans surprise, elle n'y est pas restée très longtemps…
En arabe, Sarahah signifie "honnêteté". Pour certains, cela veut visiblement dire "harcèlement". Ce réseau social, qui a détrôné cet été, en seulement quelques jours, ses grands confrères que sont Facebook, Snapchat et Instagram sur l'Apple Store (aujourd'hui classé à la 37ème place), part pourtant d'un bon sentiment.
De la boîte à idées... En 2016, Zainalabdin Tawfiq, un Saoudien de 29 ans, développe en marge de son travail d'analyste commercial un outil censé faciliter les échanges en milieu professionnel, notamment entre employés et employeurs. "Sarahah est l'équivalent numérique d'une boîte à idées", expliquait-il à l'AFP en septembre dernier. Les utilisateurs seraient ainsi plus sincères en raison de leur anonymat.
Puis Tawfiq d'étendre le concept à un groupe d'amis, avant que l'attrait pour le site ne se répande comme un virus. Au Liban et en Tunisie, d'abord, puis en Égypte, début 2017. À ce moment-là, trois millions d'utilisateurs se partagent des messages. Ce n'est encore rien. Car le 13 juin, Sarahah fait sa grande sortie sur l'App Store, dans une version anglophone. Canada, États-Unis, Australie puis bientôt France : le phénomène devient mondial. C'est une véritable success story. Du moins côté pile.
… Au cyberharcèlement. Car entre les compliments et autres déclarations d'amour, les messages malveillants sont légion. Et les adolescents en première ligne. "On ne peut même pas répondre. Il est possible de bloquer le destinataire, mais à chaque fois, ça recommence", détaille Chloé, dont les amis continuent pourtant d'utiliser Sarahah. Quitte à s'exposer aux brimades, donc.
Le créateur de l'application affirme que ce problème est commun à tous les grands réseaux sociaux. "Même un seul cas (d'abus), c'est déjà trop", déplore-t-il cependant. "Je ne vais pas vous dire comment, mais mon objectif est de diminuer le plus possible le pouvoir de nuisance de certains utilisateurs".
Voué à être fermé ? S'il en a le temps. Car Sarahah risque de connaître le même destin que Whisper, Yik Yak ou Ask.fm avant elles, c'est-à-dire la fermeture. En 2013, David Cameron, alors Premier ministre du Royaume-Uni, avait déjà appelé au boycott de ces sites "abjects" après le suicide d'une adolescente de 14 ans, moquée et harcelée sur Ask.fm.
En France, un syndicat de lycéens avait demandé l'an dernier l'interdiction de Gossip, qui répond aux mêmes principes. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) avait mis en demeure la société éditrice, estimant "qu'en organisant la diffusion des rumeurs anonymes, sans information et sans limites ni dans l'espace, ni dans le temps", Gossip contrevenait à la loi informatique et libertés.
Selon la Cnil, l'application était en outre "utilisée pour diffuser des commérages ou des accusations à l'encontre notamment de personnes mineures". La société avait finalement fermé l'application. Chloé, elle, se porte d'ailleurs bien mieux sans Sarahah : "c'est marrant, mais personne n'est jamais venu me dire 't'es moche sale grosse' dans la vraie vie"...