La Chute des géants et L'Hiver du monde avaient passionné les lecteurs. Parus respectivement en 2010 et 2012, les premiers tomes de la grande saga historique Le Siècle, signée Ken Follett, se sont écoulés à 12,5 millions d'exemplaires dans le monde, dont 2 millions en France. Le troisième volet est sorti le 29 septembre aux éditions Robert Laffont. Aux portes de l'Eternité suit le destin croisé de plusieurs familles, russe, allemande, américaine et anglaise du temps de la Guerre Froide. Chaque personnage est témoin d’événements historiques qui ont changé le monde, à l’image de George Jakes. Ce jeune Afro-américain, futur avocat, monte à bord d’un bus à destination de la Nouvelle-Orléans, pour plaider la cause des droits civiques. Mais le bus croise la route du Ku Klux Klan qui se déchaine contre le véhicule et ses occupants. George doit sauter du bus sur le point d’exploser, en entraînant avec lui une jeune fille noire et une femme blanche qui se trouvaient également à bord.
>>> Découvrez l'extrait choisi par Europe 1 :
"George était tendu comme une corde de violon. Un pneu à plat pouvait s’expliquer par une crevaison : deux, c’était forcément une embuscade.
Effectivement, les voitures du convoi s’arrêtèrent et une dizaine de Blancs en complet du dimanche en sortirent, hurlant des insultes et agitant leurs armes, de vrais sauvages sur le sentier de guerre. L’estomac de George se noua une nouvelle fois quand il les vit se précipiter vers le car, le visage grimaçant de haine. Il comprit alors pourquoi les yeux de sa mère s’étaient mouillés de larmes quand elle avait parlé des Blancs du Sud.
En tête de la meute, un adolescent brandissait une barre de fer avec laquelle il fracassa allègrement une vitre.
L'homme qui le suivait chercha à monter dans le car. Un des deux blancs qu'avait repérés Maria se campa au sommet des marches et sortit un revolver, confirmant l'hypothèse de la jeune fille : c'était bien des policier en civil. L'intrus recula et le policier referma la portière, bloquant le système de sécurité.
George se demanda si ce n'était pas une erreur. Et si les Riders devaient sortir précipitamment du car ?
Au dehors, les hommes commencèrent à balancer le car comme pour le retourner, tout en hurlant : "A mort les Nègres! A mort les Nègres!" Des passagers criaient. Maria se cramponnait à George avec une fougue qu'il aurait pu apprécier s'il n'avait pas craint pour sa vie."
>>> L’éclairage de Nicole Bacharan, politologue et spécialiste des Etats-Unis :
Dans quel contexte cette scène du bus des Freedom Riders s’inscrit-elle ?
"1946, un premier arrêt avait ordonné la déségrégation dans les trains et les cars qui traversaient le Sud des Etats-Unis. L'arrêt n'a jamais été appliqué dans les faits. 1960, un nouvel arrêt ordonnait la déségrégation des gares. C'est sur ces deux arrêts de la Cour Suprême que les Freedom Riders (Voyageurs de la Liberté) se sont appuyés, en 1961, pour monter leurs actions non-violentes. Les méthodes des militants sont en effet inspirées de Gandhi et visent à montrer à l'opinion publique et aux médias la réalité de la ségrégation dans le Sud des Etats-Unis. Les Freedom Riders participent pour cela à ces voyages. Ces groupes mixtes et volontaires allaient juste essayer de faire appliquer ces règles, en les exerçant, en voyageant ensemble et en utilisant les toilettes ou les petits bars, jusque-là réservés aux Blancs. Le but était évidemment de montrer que ce n'était pas possible, et que la police locale, ou la population, allaient le leur interdire, quitte à utiliser la violence. Comme le montre bien cet extrait, les Freedom Riders risquaient leur vie, et le savaient. Finalement, il n’y a pas eu de morts, mais des blessés très graves."
Ken Follett décrit "des dizaines de Blancs en complet du dimanche (…) le visage grimaçant de haine". Qui étaient ces Blancs du Sud, ségrégationnistes, dont parle l'auteur ? Et quel rapport avaient-ils avec le Ku Klux Klan ?
"Ce sont souvent les mêmes. Les agresseurs mis en scène dans l’extrait sont très probablement membres du Klan, lequel revendique la suprématie blanche. D’autre part, il faut savoir que la police locale faisait partie, ou bien avait au moins partie liée avec le Klan. Des lois locales contredisaient d’ailleurs les arrêts de la Cour suprême, et pour certains Blancs, les Freedom Riders étaient donc en infraction.
Dans l'extrait, Ken Follett précise que deux policiers en civil se sont infiltrés parmi les voyageurs, et qu'ils interviennent. Tel que l’auteur le décrit, c’est un peu un raccourci. Je ne crois pas qu’il y ait réellement eu des policiers en civil parmi les manifestants. Les incidents décrits ont eu lieu en réalité dans des gares routières. Lors de sa première intervention, dans l’Alabama, à Anniston, une scène qui a très certainement servi de modèle à la scène du livre, la police a laissé libre cours aux exactions, pendant une vingtaine de minutes avant d’intervenir mollement pour disperser la foule. Les événements qui se sont tenus à Anniston, c’est la scène du livre : les pneus crevés, les portes du bus bloquées, une bombe incendiaire qui met le feu au véhicule.
Dans la réalité, la police a finalement laissé les gens descendre du bus, mais il n’y a eu aucune arrestation parmi les Blancs agresseurs. Seuls les militants ont été arrêtés."
Quel héritage les Freedom Riders ont-ils laissé derrière eux ?
"La déségrégation est totale dans tous les Etats et il n’y a plus de mouvement des droits civiques. Les Freedom Riders ont gagné leur combat : en 1961, l’administration Kennedy a définitivement imposé la déségrégation des transports entre Etats, sous l’impulsion des voyageurs de la liberté et pour mettre un terme à l’image désastreuse que ces événements donnaient des Etats-Unis. Le politicien John Lewis, qui lui, existe réellement, a fait partie de ce tout premier groupe de Freedom Riders. Il est intéressant de noter que ce militant extrêmement dévoué, et proche de Martin Luther King, est aujourd’hui l’un des élus les plus âgés de la Chambre des représentants pour la Géorgie, aux Etats-Unis.
Pourtant, la récente affaire Ferguson, dans le Missouri, a fait resurgir les fantômes du passé. On a vu à ce moment-là une police blanche aux méthodes brutales, face à une communauté noire très peu engagée politiquement, qui ne vote pas et se désintéresse de la politique. Une réalité qui reste perceptible dans le Missouri et ailleurs."