Juliette Gréco : sa vie en cinq chansons

Juliette Gréco en 2015 au Printemps de Bourges. © AFP
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Romain David , modifié à

HOMMAGE - Disparu ce mercredi à 93 ans, Juliette Gréco laisse derrière elle un répertoire exigeant, qui parle aussi de la femme derrière l’icône.

À l’occasion de ses derniers concerts, sa voix se faisait murmure, déclamant les plus belles pages de son répertoire comme autant de poèmes. Longue silhouette noire à l’œil de biche et au timbre de velours, Juliette Gréco s’en est allée ce mercredi à l’âge de 93 ans, après une carrière fleuve, étalée sur huit décennies.

Interprète exigeante, la dame de Saint-Germain-des-Prés a chanté les textes de quelques-uns des plus fameux auteurs français de l’après-guerre, parmi lesquels Raymond Queneau, Robert Desnos, Jacques Prévert, Jacques Brel, Léo Ferré ou encore Serge Gainsbourg. "Quand je les chante, je suis avec eux, je les vois. Ils sont là", confiait-elle au Journal du Dimanche en 2012. À l’occasion de sa disparition, Europe 1 revient sur cinq chansons, derrière lesquelles se dessine le parcours hors du commun d’une très grande dame.

Mon fils chante, ou Gréco l’insoumise

En 1972, cette chanson composée par Maurice Fanon et Gérard Jouannest, le dernier mari de Juliette Gréco, semble d’abord faire référence à la dictature des colonels qui s’est installée en Grèce cinq ans plus tôt. D’autant plus qu’un accompagnement de guitares l’habille de sonorités toutes méditerranéennes. Mais c’est très certainement à l’Occupation nazie que songe Juliette Gréco en l’interprétant, une période qui a douloureusement marqué ses jeunes années. Née le 7 février 1927, elle n’a pas seize ans lorsque sa mère, engagée dans la Résistance, est arrêté en 1943. Interpellée à son tour avec sa sœur, Juliette est interrogée par la Gestapo, dans les conditions que l’on imagine… Elle osera gifler son tortionnaire.

"Mon fils chante
Pour ceux que l’on traîne dans le noir
Sur le sol du dernier couloir
Des chambres de torture"

Son jeune âge lui évite la déportation, mais elle passe trois mois en prison. À sa sortie, Juliette Gréco est hébergée par la comédienne Hélène Duc, avant de retrouver après la Libération sa mère et sa sœur revenues des camps. "Deux mortes vivantes", dira-t-elle à Paris-Match.

Sous le ciel de Paris, ou Gréco la Parisienne

Juliette Gréco n’est pas la première à chanter ce texte de Jean Dréjac, écrit en 1951, mais c’est très certainement son interprétation qui est restée comme la plus emblématique. Évoquant l’île Saint-Louis et Notre-Dame de Paris, elle balade l’auditeur au son musette de l’accordéon à travers un Paris millénaire, ville des possibles et de l’amour. Elle chante également l’effervescence festive qui gagne la capitale de l’après-guerre.

"Un philosophe assis
Deux musiciens quelques badauds
Puis les gens par milliers
Sous le ciel de Paris
Jusqu'au soir vont chanter"

Comment ne pas songer aussi à Saint-Germain des Prés - qu’elle cite tout particulièrement dans Il n’y a plus d’après -, et où, à 18 ans, Juliette Gréco promène son look androgyne. "Des chemises d'homme, des vestes d'homme, des pantalons retroussés… J'étais un drôle de personnage, différent, dérangeant. Parfois, on me jetait des regards haineux, mais mon apparence a initié une mode", expliqua-t-elle un jour à Télérama.

Les nuits enfumées de Saint-Germain vibrent alors au son du jazz. Elle côtoie bientôt Anne-Marie Cazalis et Boris Vian, mais tape aussi dans l’œil du Paris existentialiste : on lui prête une relation avec Albert Camus, et Jean-Paul Sartre lui offre l’une de ses premières chansons, Rue des Blancs-Manteaux.

Je suis comme je suis, ou Gréco l'amoureuse

La chanteuse a toujours revendiqué sa liberté d’aimer, indifférente aux carcans de la morale et au qu’en-dira-t-on. Avec Je suis comme je suis, poème de Prévert mis en musique par Joseph Kosma, Juliette Gréco, dix ans avant le début de la révolution sexuelle, assume la fugacité du sentiment amoureux et la possibilité de disposer de son corps en conséquence.

"J'aime celui qui m'aime 
Est-ce ma faute à moi 
Si ce n'est pas le même 
Que j'aime chaque fois ?"

Amours passagères ou amours qui durent, Juliette Gréco n’a jamais renié la liste des hommes qui ont traversé sa vie. En 1949, elle tombe follement amoureuse de Miles Davis, de passage à Paris. "Avec lui, j'ai vécu une histoire d'amour violente, forte, qui a duré toute sa vie", a-t-elle confié à Gala. Le trompettiste hésite un temps à l’épouser, mais recule finalement à l’idée de lui faire vivre la vie d’une femme blanche mariée à un homme noir dans l’Amérique ségrégationniste. En 1953, elle épouse le comédien Philippe Lemaire, rencontré sur un tournage. Ils divorcent en 1956, après la naissance d’une fille.

Une idylle plus tard avec le mythique producteur Darryl Zanuck, elle tombe en 1965 dans les bras de Michel Piccoli, rencontré à un dîner. Leur mariage dure onze ans. Enfin, elle épouse en 1988 son pianiste et compositeur Gérard Jouannest. Une union de 30 ans, seulement interrompue en 2018 par la mort de l’auteur de Ne me quitte pas et La Chanson des vieux amants, de Jacques Brel.

Déshabillez-moi, ou Gréco l’inattendue

Juliette Gréco surprend son monde lorsqu’elle accepte en 1967 de chanter ce texte de Robert Nyel, initialement écrit pour une strip-teaseuse. Le succès de scandale qui entoure la chanson, d’abord censurée par plusieurs radios et l’ORTF, contribue à en faire un tube que la chanteuse reprendra même en anglais, en italien et en allemand. Déshabillez-moi prouve que Juliette Gréco n’a jamais eu peur de bousculer son répertoire. Une seule exigence, semble-t-il : la qualité littéraire de ce qu’on lui propose. En 2008, elle enregistre ainsi un étonnant duo, Roméo et Juliette, avec le rappeur Abd Al Malik.

Ses pas de côté la poussent même à sortir de la chanson. Elle apparaît ainsi dans une trentaine de films, notamment devant la caméra de Jean-Pierre Melville, de John Huston ou d’Anatole Litvak. Mais c’est sa prestation en 1965 dans le feuilleton de Claude Barma, Belphégor ou le Fantôme du Louvre, qui a sans doute le plus marqué le public. Pendant des semaines, les Français retiennent leur souffle devant les aventures occultes de la jeune femme, possédée par l’esprit d’un dieu antique. Un rôle tout en mystères qui sied à merveille à la chanteuse.

La Javanaise, ou Gréco l’inspiratrice

Juliette Gréco n’oublie pas que Boris Vian et Jean-Paul Sartre ont accompagné ses débuts. Une fois la consécration venue, elle se plaît elle aussi à jouer les découvreuses de talent, et offre son patronage à de jeunes artistes. En 1953, Jacques Brel, encore complètement inconnu, lui envoie Le Diable qu’elle accepte d’enregistrer. Une indéfectible amitié lie alors très vite les deux artistes. Elle lui rend encore hommage en 2013, avec son dernier album studio : Gréco chante Brel.

Autre inconnu, devenu monstre sacré, et avec qui Juliette Gréco a joué les bonnes fées : Serge Gainsbourg. En lui écrivant l’enivrante Javanaise, le musicien signe en 1963 l’un de ses premiers grands succès. Il lui offre ce texte après un dîner particulièrement arrosé chez elle. Et après ? Rien de plus, a toujours assuré la chanteuse. "Il s’est passé une chanson… et pas des moindres".

Contrairement à ce que son titre laisse croire, La Javanaise ne s’inspire nullement d’une danse, mais d’un jeu argotique très à la mode dans les années 1950 – "le Javanais" - autour de l’alternance des voyelles et des consonnes. Au-delà du badinage stylistique, la voix grave et la diction délicieusement traînante de Juliette Gréco en font un sommet de sensualité. "Je pense être un auteur privilégié puisqu'elle m'a chanté, et je pense qu'il n'y a pas un auteur digne de ce nom, ou au moins ayant un tant soit peu de tenue littéraire, qui n'ait souhaité écrire pour elle", s’était félicité Serge Gainsbourg.