Chaque soir cet été, Europe 1 vous emmène en 1970, sur l'île de Wight, qui accueille alors un immense festival de musique pour la troisième année consécutive. Un an après Woodstock, cette édition restera gravée dans les mémoires avec des prestations et des groupes inoubliables. Dans le quatrième épisode, on revient sur la carrière de l’Irlandais Rory Gallagher.
Le festival de l’île de Wight, créé en 1968, connaît son apogée en 1970, lorsque près de 600.000 spectateurs se rassemblent sur ce bout de terre au sud du Royaume-Uni. Cinquante ans après, Europe 1 revient sur les différents concerts donnés pour ce qui fut, un an après Woodstock, l'un des derniers grands rendez-vous hippies. Ce jeudi, Rory Gallagher, qui s’est véritablement révélé sur scène lors du festival de l'île de Wight avec son groupe Taste, avant d’entamer une brillante carrière en solo.
Trois chevelus venus de Cork
Voir trois musiciens irlandais sur la scène du festival de l'île de Wight est déjà en soi un petit événement, car les artistes de l’île qui s’exportent ne sont pas encore légion. Il y a bien le Nord-irlandais Van Morrison, mais pour le reste c’est plutôt le folklore de carte postale qui tient la rampe avec les inoxydables Dubliners. Mais en 1970, il y a ces trois chevelus venus de Cork, dans le sud-est de la République d’Irlande.
Le trio, nommé Taste, a déjà enregistré deux albums et assuré des premières parties prestigieuses comme Cream, la formation d’Eric Clapton. Mais c’est le talent et l’énergie frénétique de son guitariste Rory Gallagher qui sautent aux yeux. Nous sommes le vendredi 28 août 1970, au fil d’une belle après-midi ensoleillée, et Taste interprète "Sinner Boy", sur la scène du Festival de l’Ile de Wight.
Une prestation comme testament
Pour l’anecdote, le groupe ne devait être filmé que sur deux morceaux pour le film officiel du festival. La pellicule devait être gardée pour les stars, mais la prestation ébouriffante du trio a finalement été intégralement mise en boîte. Tant mieux, car ce sera le testament de Taste. Personne n’était au courant sauf Rory Gallagher, mais le groupe n’avait plus que quelques semaines à vivre.
Le guitariste prodige en avait assez des prétentions de ses acolytes et de son manager. Chacun voulait une part égale du gâteau alors que Gallagher composait tous les morceaux et assurait le spectacle à lui tout seul.
En 1971, le début d’une carrière solo pour Gallagher
Après un dernier concert pour le jour de l’an 1971 à Belfast, Taste se sépare et Gallagher entame une extraordinaire carrière en solo. On le surnomme déjà le Jimi Hendrix irlandais. Son jeu est à la fois virtuose, fluide, offensif, avec deux influences majeures : le blues américain et le folklore celtique. Ses premiers albums sont de belle facture. On découvre également un compositeur inspiré et un chanteur à la voix râpeuse nourrie au whisky.
Mais c’est sur scène que la puissance et le charisme de Rory Gallagher s’expriment le mieux. En 1972, il grave un Live In Europe extatique, disque indispensable pour qui aime le genre. Le public est aux anges. Il le sera de façon définitive deux ans plus tard avec un double album mammouth, l’un des meilleurs enregistrements en concert de l’histoire : Irish Tour 1974.
Un témoignage politique dans une Irlande ensanglantée
Avec sa pochette métallique et son écriture rouge, c’est aussi un témoignage politique fort, dans une Irlande ensanglantée par ce qu’on appelle pudiquement à l’époque "The Troubles", les ennuis, mais qui est en réalité une guerre civile. L’IRA, l’armée républicaine irlandaise, multiplie les attaques et les attentats en représailles aux traitements humiliants infligés par la Grande-Bretagne à la minorité catholique d’Irlande du Nord. Les morts se comptent par centaines. On se souvient du Bloody Sunday, chanté par U2.
Des militaires britanniques tirent sur des manifestants républicains, faisant 14 morts. Le climat est explosif, nauséabond. Il faut dire que l’île est encore très loin d’être devenue la startup géante qu’elle est aujourd’hui. Il y a encore des ghettos, des bidonvilles et une pauvreté terrible.
De tout cela, Gallagher n’a cure. Il va courageusement faire son Irish Tour avec ses musiciens des deux côtés de la frontière. L’accueil du public, de cette jeunesse prise en otage, est particulièrement fervent. Il dépasse de loin le simple cadre d’un concert de rock. Voici l’une des compositions les plus marquantes de Rory Gallagher, "Tattoo’d Lady" :
Les Nord-Irlandais seront toujours reconnaissants à Rory Gallagher de s’être régulièrement produit à Belfast, Londonderry entre autres, durant ces années de plomb. Les artistes de l’époque qui bravaient un possible attentat juste pour jouer leur musique étaient rarissimes.
Deux millions d’exemplaires vendus pour Irish Tour
Irish Tour se vendra au fil des années à deux millions d’exemplaires. Il scellera la réputation du guitariste, homme authentique, généreux, obsédé par sa musique et la meilleure façon de l’offrir au public. Quand il n’est pas en studio, il est en tournée, avec la vie déséquilibrée que cela implique. Pas de drogue chez lui, mais beaucoup trop d’alcool, éclusé dans les pubs avant et après les concerts. "Too Much Alcohol", c’est même le titre d’un de ses emprunts blues les plus fameux.
Le blues, la country, le jazz et l’influence de la musique américaine
Rory Gallagher adore la musique américaine, le blues, la country, le jazz, beaucoup plus que la pop anglaise. Avec son sempiternel jean et ses chemises à carreaux, il ressemble plus à un cowboy du Far West qu’à un pêcheur irlandais. Sur scène, il rend de nombreux hommages à ses héros, qu’ils soient bluesmen noirs de Chicago ou CountryMen du Bayou. La preuve, avec ce bouleversant "As The Crow Flies", de Tony Joe White.
Rory Gallagher s’éteint à 47 ans
Tout au long de sa courte vie, Rory Gallagher restera fidèle à ses racines, à ses valeurs, à sa musique. Il n’y avait pas beaucoup de place à côté de sa légendaire guitare Stratocaster ou de ses banjos et autres mandolines, pas de femme, pas d’enfant. Juste la musique, les disques, plus ou moins bons, les tournées, toujours formidables et, bizarrement pour un aussi grand voyageur, une peur de l’avion qui devient maladive. Les traitements qu’il prend ne sont pas compatibles avec sa consommation excessive d’alcool. Son foie est tellement abîmé qu’il doit subir en urgence une transplantation. Il sera emporté par un staphylocoque en 1995, à seulement 47 ans.
Une rue à son nom à Ris-Orangis, en région parisienne.
Les hommages seront à la hauteur de son talent exceptionnel : des statues en Irlande, des écoles de musique Rory Gallagher, un modèle de guitare, un festival de blues à son nom dans son village natal de Ballyshannon, tout près de la frontière nord-irlandaise, et plus étonnant encore, une rue à son nom à Ris-Orangis, en région parisienne.
Il laisse en héritage des dizaines d’albums en studio ou en public, une discographie toujours évolutive d’ailleurs puisqu’un triple live inédit datant de 1977 est sorti en 2019. Un autre live doit sortir à l’automne, preuve que sa flamme brûle toujours intensément.
Retrouvez tous les autres épisodes de notre série "Le festival de l'île de Wight, 50 ans après" :
> Épisode 1 : les dernières notes des Doors de Morrison