La Russie ne participera pas cette année à l'Eurovision. La candidate russe a été interdite de territoire par l'Ukraine qui organise le concours le 13 mai prochain. Kiev reproche à la participante, Julia Samoïlova, d'avoir chanté en juin 2015 en Crimée, soit quelques mois seulement après l'annexion de la péninsule ukrainienne par la Russie.
L'UERT, qui organise l'Eurovision, a d'abord tenté de régler le problème en proposant à la chaîne de télévision russe Pervyi Kanal de faire participer Julia Samoïlova lors d'un duplex par satellite, mais cette proposition a été rejetée par la chaîne, tout comme celle de changer de candidate. Finalement, 42 pays participeront à la compétition européenne (demi-finale et finale), contre les 43 prévus initialement.
Un miroir déformant. Ce n'est pas la première fois que les tensions politiques entre pays s'invitent en coulisses du concours musical. C'est le cas depuis la création de cette compétition, en 1956. "L'Eurovision est un miroir déformant et grossissant des affrontements au sein de l'Europe et des rapports de force qui existent sur le continent. C'est symbolique", assure Cyrille Bret, maître de conférence à l'institut d'études politique de Paris.
Pendant la période de la Guerre froide, l'Eurovision servait de vitrine pour le monde libre et occidental. Plus tard, pendant les années 1990, elle a permis de préfigurer les grands élargissements de l'Europe. "Cela a également mis à jour la réticence des pays de l'Europe de l'Ouest à accueillir les pays d'Europe orientale", ajoute-t-il. Depuis les années 2000, étaye le maître de conférence, "le concours sert d'enceinte pour la Russie et ses rivaux régionaux, pour montrer leur capacité à rallier des suffrages et des soutiens." C'est également un moyen de manifester son ancrage ou au contraire sa distance vis à vis de la civilisation européenne.
" "Les textes des chansons peuvent être des messages politiques cryptés" "
Des solidarités de vote. Ainsi, en décidant de ne plus participer au concours depuis 2013, la Turquie envoie un message clair à l'Union européenne : elle veut se tenir à distance. " Le jour où un candidat turc revient à l'Eurovision et l'emporte, ce sera un signe important concernant le réchauffement des relations entre la Turquie et l'Europe", note le professeur qui dirige également le site de géopolitique eurasiaprospective.net.
Les pays se servent aussi des chansons de leurs représentants pour faire passer "des messages politiques cryptés", ajoute-t-il. Ainsi, en 2015, l'Arménie a été contrainte de changer le titre de sa chanson "Don't Deny", (Ne niez pas) en la transformant en "Face the shadow". Le titre étant perçu comme une "provocation" envers la Turquie, qui refuse de parler de génocide arménien quand elle fait référence au massacre perpétré en 1915.
Enfin les votes des pays participants reflètent les solidarités entre pays. "On le constate depuis plusieurs années. Les Scandinaves votent pour les Scandinaves, les Irlandais et les Britanniques votent les uns pour les autres, les anciennes régions de la Yougoslavie votent les unes pour les autres. Et il y a également un vote russe orthodoxe", précise Cyrille Bret.
Les droits de minorités. Au delà des conflits entre pays, des divergences sur le plan des valeurs et des principes se cachent derrière les prestations des candidats et notamment sur la question des droits des minorités. Le phénomène est illustré dans les années 1990 par la candidature d'un transexuel israélien, puis en 2014, par la victoire du drag queen autrichien Conchita Wurst.
Une ligne de fracture Est/Ouest. Certaines chansons ont également été considérées comme en faveur de l'égalité des droits. "Historiquement, l'Eurovision a servi de catalyseur à certaines communautés gay occidentales pour se fédérer, pour faire passer des messages", note Cyrille Bret. "Cela reste une ligne de fracture entre une Europe très conservatrice, grossièrement celle de l'Est, de l'ancien bloc soviétique, et une Europe plus libérale, plus progressiste".
" Chaque pays de la grande Europe peut profiter de trois minutes de célébrité en étant vu par 200 millions de téléspectateurs à travers le monde "
Étendre son influence culturelle. Pour certains pays, il s'agit par ailleurs d'étendre leur influence culturelle dans le monde. "C'est aussi une compétition de soft power, comme les Jeux Olympiques. Les victoires récurrentes de la Suède et des pays nordiques reflètent le poids industriel, le poids technologique de la Suède dans l'industrie de la chanson, du numérique, du spectacle au niveau européen. Cela démontre une capacité à être extrêmement mondialisée et ouverte à l'exportation de données culturelles", ajoute le spécialiste.
200 millions de téléspectateurs. A l'inverse, les grands pays très visibles sur la scène culturelle politique, diplomatique, économique, comme la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne, investissent peu d'efforts par rapport aux petits pays qui s'en servent, eux, comme d'une caisse de résonance. "Chaque pays de la grande Europe peut profiter de trois minutes de célébrité en étant vu par 200 millions de téléspectateurs à travers le monde", précise-t-il. "C'est l'image du pays et l'identité du pays qui est en jeu."
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