Quand Michel Foucault passait une nuit sous LSD dans la vallée de la mort

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J-C Piot, édité par Alexis Patri
Dans un numéro de "Historiquement vôtre" sur le thème du LSD, Stéphane Bern raconte un épisode méconnu et pourtant bien réel de la vie du philosophe français Michel Foucault : son séjour dans l'université de Berkley, en Californie, où le penseur va s'essayer, guidé par des étudiants, à cette drogue hallucinogène.

Nous sommes en 1975, en Californie. Sur les campus d'universités, drogues, pantalons pattes d'eph' et beatniks cohabitent sans visiblement choquer personne. S'il y a bien une chose qui détonne a priori dans ce tableau, peut-être un poil caricatural, c'est bien Michel Foucault, l'un des plus grands noms de la philosophie française. Et pourtant, ces deux mondes se sont bien croisés et Michel Foucault a bel et bien consommé du LSD au cours d'un de ses séjours aux États-Unis. L'anecdote est si étrange qu'elle est longtemps restée à l'état de rumeur, presque de mythe...

Personne ne croyait vraiment à l'idée qu'un penseur de cette envergure puisse passer deux jours à se droguer au LSD au beau milieu du désert californien. Et pourtant, tout ce qui va suivre est vrai. En 1975, la réputation de Michel Foucault est déjà mondiale. La publication de sa thèse en 1960, Histoire de la folie à l'âge classique, a fait entrer cet agrégé de philosophie dans la cour des grands. Depuis cinq ans, il donne des cours au Collège de France, l'un des postes les plus prestigieux de l'Université française. 

Michel Foucault initié au LSD par un couple d'étudiant

C'est un homme qui ne fait pas mystère de son engagement à gauche, très à gauche même. Il vient tout juste de publier l'un de ses chefs-d'œuvre, Surveiller et punir, lorsqu'il décide de se rendre à Berkeley pour une série de cours et de conférences. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que Michel Foucault a dû se sentir un peu dépaysé en Californie, bien loin de l'atmosphère un rien bridée du Collège de France.

Les campus américains ont toujours été des lieux d'expériences variées, mais Berkeley décroche incontestablement la palme. Depuis le début des années 1960, c'est là qu'une bonne partie de la contre-culture est née, au milieu d'un bouillonnement et d'une vivacité militante qui enthousiasme d'autant plus Foucault qu'il y est connu, aimé et respecté. 

Simeon Wade, le jeune homme de 30 ans qui est sur le point de faire respirer du LSD à Michel Foucault, fait partie de ses admirateurs. Il lui a déjà écrit plusieurs fois pour lui proposer une rencontre, mais sans succès. Et si Wade est aussi impatient de croiser son idole, c'est parce qu'il a une idée fixe : "Je pensais qu'un périple dans la vallée de la mort provoquerait chez Foucault ce genre de fulgurance qu'on associe aux brillants maîtres anciens", explique celui qui veut donc convaincre le plus grand penseur du monde d'essayer la plus belle drogue du monde, en tout cas à ses yeux. 

Mais convaincre Foucault (qui consomme pourtant depuis belle lurette de la marijuana) d'accepter ce trip initiatique ne semble pas gagné d'avance. Pas tant parce que le LSD est illégal, mais pare que, sans compter que son agenda surchargé et surtout, on est en général à 49 ans passé à une autre étape de sa vie. Wade parvient à convaincre le Français de se lancer avec lui et son compagnon Michael Stoneman dans un road trip de deux jours en Volvo à travers la death valley, la bien nommée "vallée de la mort", un endroit splendide s'il en est, mais aussi un des lieux les plus arides et les plus chauds de la planète.

 Une nuit de réflexions et de confidences sous substances

Alors pourquoi Foucault a-t-il accepté ? Sans doute pour des raisons qui touchent presque à la nature même de la philosophie. Après tout, comment un penseur de son envergure pourrait-il refuser de mettre ses sens et son esprit à l'épreuve ? Pourquoi refuser l'expérience quasi-mystique que promet le LSD, alors que les plus grands auteurs avant lui l'ont testé et approuvé ?

Voilà comment, quelque part sous la nuit du désert du Mojave, Michel Foucault accepte de tester le fameux acide psychédélique, pris par l'envie d'essayer cette fameuse drogue dont on dit qu'elle ouvre les portes de la perception. Et voilà comment, défoncés à l'acide, Simeon Wade, Michael Stoneman et Michel Foucault passent une nuit entière à discuter sous la voûte étoilée. 

D'après Wade, la discussion des trois compagnons a tourné autour des influences de Foucault, qui s'est confié sur les écrivains qu'il aimait, de Thomas Mann à Malcolm Lowry en passant par William Faulkner, l'auteur nobélisé du Bruit et de la Fureur. Cette nuit-là, Foucault parle aussi du cinéma qu'il apprécie, celui d'Antonioni et de Fellini. 

Simeon Wade et Michael Stoneman forment un couple. À ce couple, Foucault peut aussi parler d'un sujet personnel, intime et dans son cas douloureux : son homosexualité, plus que mal acceptée en France, où on la considère alors encore comme une maladie. Non seulement Foucault en a longtemps et atrocement souffert. Mais c'est, entre autres, la prise de conscience de son homosexualité qui l'a conduit par deux fois dans sa jeunesse au bord du suicide.

Pour citer Foucault lui-même, "Ça s'est très vite transformé en une espèce de menace psychiatrique. Si tu n'es pas comme tout le monde, c'est que tu es anormal ; si tu es anormal, c'est que tu es malade".

Un épisode au souvenir effacé

En revenant de la vallée de la mort pourtant, cette nuit de 1975 s'est comme dissoute. Michel Foucault n'en a jamais parlé publiquement. Et pendant des décennies, son étrange expérience est restée à l'état de simple rumeur. Jusqu'à ce qu'Heather Dundas, une universitaire américaine, se décide à travailler sur la question en 2014. Elle rencontre alors Simeon Wade, qui lui remet son manuscrit sur cette nuit. Mais le doute demeure, jusqu'à ce qu'il retrouve enfin, deux ans plus tard, les documents qui attestent de la réalité de ce voyage aux frontières de l'esprit. 

Des photos d'abord, où on voit Michel Foucault à côté de Michael Stoneman dans la vallée de la mort. Malgré la chaleur, Foucault est toujours vêtu d'une veste en cuir et de son éternel col roulé, alors que Stoneman est plus sobrement habillé d'un short en jean et de rien d'autre. Et puis il y a des lettres aussi, des lettres dans lesquelles Foucault confie à Simeon Wade que cette nuit dans le désert du Mojave a changé sa vie.

Le LSD, Michel Foucault en parle ainsi "Le ciel a explosé et les étoiles me pleuvent dessus. Je sais que ce n’est pas la vérité, mais c’est la Vérité". La fin est plus triste. Michel Foucault meurt du sida en 1984. L'étudiant devenu pianiste, Michael Stoneman, le suit en 1998. Simeon Wade, lui, est décédé il y a cinq ans.

Bibliographie

  • Didier Eribon, Michel Foucault, Flammarion, 2011
  • Simeon Wade, Foucault en Californie, Zones, 2021
  • Robert Badinter, Pierre Bourdieu et al., Michel Foucault, une histoire de la vérité, Syros, 1985