C'est un secret de polichinelle : le Luxembourg est un paradis fiscal. Mais jusqu'à quel point ? Difficile à dire, tant l'opacité qui entoure les multiples accords fiscaux appliqués dans le Grand Duché est épaisse. On en sait toutefois un peu plus depuis jeudi, grâce à une enquête de six mois du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), dont Le Mondefait partie.
Les enquêteurs ont eu accès à des accords passés entre ce petit État d'un million d'habitants, membre fondateur de l'Union européenne, et 340 multinationales, dont Apple, Amazon, Ikea, Pepsi, Heinz, Verizon, AIG ou Axa. Les journalistes ont réussi à mettre en lumière comment, entre 2002 et 2010, ces multinationales ont réussi à éviter l'impôt dans les pays où elles réalisent des bénéfices, pour aller les payer moins cher au Luxembourg.
>> Afin d'y voir plus clair, Europe1 vous résume en trois questions cette gigantesque machine d'optimisation fiscale.
En quoi consistent ces accords fiscaux ? Le Luxembourgdispose d'un large panel de dispositifs pour permettre aux multinationales de payer moins d'impôts dans le Grand Duché. Le premier d'entre eux, comme le raconte Le Monde, c'est le système des prêts internes. Le principe ? Une entreprise peut créer une filiale au Luxembourg, qui prêtera de l'argent aux autres filiales dans les autres pays. Ces dernières peuvent ensuite rembourser ces prêts, avec les intérêts, dans la filiale luxembourgeoise, qui se voit alors accorder des déductions d'impôt. Les entreprises basées hors du Luxembourg ne paient donc pas, ou peu, d'impôts sur les bénéfices, puisque ceux-ci sont versés à la filiale luxembourgeoise, qui, elle, est parfois exonérée de tout impôt.
>> Le quotidien du soir l'explique dans une vidéo sur son site :
Le second accord mis en lumière jeudi, c'est le principe des "royalties". En clair, une entreprise crée une filiale au Luxembourg, qui prend le contrôle de la marque du groupe. Toutes les filiales des autres pays lui versent ensuite des redevances. Et la filiale luxembourgeoise se voit accorder un rabais de 80% sur les sociétés. Enfin, l'ICIJ met en lumière un autre type d'accord : au Luxembourg, une entreprise qui réalise des pertes peut se voir garantir une déduction fiscale sur ses futurs bénéfices.
Cerise sur le gâteau : le Grand Duché pratique le "tax rulling". Ce système permet de communiquer des informations sur ses accords fiscaux en exclusivité à une entreprise avant même qu'elle s'installe dans le pays. En clair, les autres pays n'ont pas le droit des les connaître, mais les entreprises oui, pour qu'elle puisse comparer.
Ces accords sont-ils illégaux ? Ces pratiques fiscales sont "conformes aux lois internationales", a assuré jeudi le Premier ministre du Grand-Duché, Xavier Bettel, au cours d'une conférence de presse. Dans un entretien accordé au Monde, le ministre des finances du Grand Duché, Pierre Gramegna, a également défendu le système. "La pratique des tax rullings fait partie [du] patrimoine [du Grand-Duché]". "Le maintien d’une certaine compétitivité, loyale, entre les Etats dans le domaine fiscal est indispensable", renchérit-il encore.
Le système fiscal du Luxembourg est toutefois dans le collimateur de l'OCDE, qui fait pression depuis plusieurs mois sur l'Union européenne pour qu'elle change la donne. La Commission européenne enquête d'ailleurs, depuis juin, pour savoir si le Luxembourg avait accordé, à travers la pratique du "ruling", des "subventions déguisées" au géant américain d'internet Amazon et au groupe automobile italien Fiat.
L'enquête de la Commission concerne aussi l'Irlande avec Apple, et les Pays-Bas avec Starbucks. En outre, un sommet de chef d’États consacré à la question doit adopter un nouveau plan de lutte contre les systèmes d'évasion fiscale, les 15 et 16 novembre prochain en Australie. Le Luxembourg sera peut-être dans le viseur, amis pas uniquement.
En attendant, Pierre Gramegna lui-même a reconnu qu'il fallait clarifier certaines règles fiscales et légitimer leur pratique dans une loi. Selon lui, les accords actuels passés entre l'administration luxembourgeoise et les multinationales sont "inadaptés" en raison de "l'absence de base légale explicite", et il faut les sortir de leur opacité et "formaliser la pratique existante". Pour rappel, le Luxembourg s'est engagé en mars 2014 à plus de transparence dans les transactions entre les filiales basées sur leur sol et celles des autres pays.
Juncker, juge et parti ? Ces révélations "embarrassent le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker", écrit en tout cas The Guardian jeudi. Jean-Claude Juncker fut en effet Premier ministre du Luxembourg de 1995 à 2013, il est donc impliqué dans ces pratiques révélées jeudi. Mais ce dernier a assuré jeudi de son impartialité. Si l'illégalité des pratiques est avérée, "le Luxembourg devra assumer et prendre des actions pour corriger", a indiqué jeudi Margaritis Schinas, le porte-parole de la nouvelle Commission.
Le dossier est désormais entre les mains de la commissaire en charge de la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, qui a succédé à Joaquin Almunia début novembre. "Si la décision est négative, elle tapera", a souligné Margaritis Schinas. "C'est à ça que sert le droit communautaire", a-t-il ajouté.
Jean-Claude Juncker avait déjà assuré mercredi que la Commission avait "parfaitement le droit de lancer des enquêtes de ce type", et promis de "s'abstenir d'intervenir dans ce dossier". La nouvelle commissaire chargée de la Concurrence "doit avoir une grande liberté d'action et de propos, je ne la freinerai pas car je trouverais cela indécent", avait-il dit lors d'un point de presse.