Habituellement, en cas de harcèlement, le supérieur ou la direction sont pointés du doigt et le délégué syndical apporte son soutien à la victime pour l’accompagner dans ses démarches. Sauf que chez Krug-Veuve Cliquot, deux célèbres maisons de champagne appartenant au groupe LVMH, la situation s’est inversée. Quatre personnes, dont trois délégués CGT, se retrouvent vendredi devant le tribunal correctionnel de Reims, poursuivies pour harcèlement moral et même sexuel pour l’un d’eux.
Une grève et la fin du silence. Dans le monde raffiné du champagne, les marques Veuve-Cliquot et Krug sont des valeurs sûres : les affaires se portent bien et les salariés bénéficient d’un traitement bien plus favorable que dans le monde vinicole. La grève que les salariés mènent du 10 au 20 décembre 2013 constitue donc un évènement : les 300 grévistes protestent contre le licenciement d’un employé de la maison Krug, une mise au chômage d’autant plus rude qu’elle n’est pas expliquée par la direction.
Officiellement, le mouvement s’arrête au bout de 10 jours parce que les salariés ont eu gain de cause. Ils ont surtout commencé à comprendre les raisons du licenciement et le silence de la direction : l’employé congédié est visé par de nombreuses plaintes pour harcèlement. Et ce n’est que le début des révélations.
Une douzaine de plaintes et une direction qui ne réagit pas. Car si la direction a préféré ne pas expliquer les raisons de ce licenciement, c’est parce qu’il lui est reproché d’avoir fermé les yeux sur les dérives au sein de l’entreprise. Et ce n’est qu’après avoir été mise en garde par l’inspection du travail, qui lui reproche son inaction, qu’elle a décidé d’agir.
L’inspection du travail a en effet de quoi être catégorique : à l’automne 2013, elle a commencé à s’intéresser aux maisons Krug et Veuve Cliquot après avoir reçu une douzaine de plaintes des employés : huit personnes se disent victimes de harcèlement moral et cinq femmes parlent même de harcèlement sexuel. Quatre personnes sont pointées du doigt, dont trois délégués syndicaux de la CGT. Des alertes assez sérieuses pour que le service régional de police judicaire de Reims prenne le relais et auditionne pas moins d’une vingtaine de salariés.
Le récit de ces derniers a de quoi déranger : L’Hebdo du vendredi, qui a pu consulter le compte-rendu de leur enquête, évoque des "intimidations, menaces, dénigrements, faits physiques et mise à l'écart". Les témoignages de plusieurs employés sont du même acabit : "Tu prends le balai, tu fais comme à la maison et tu fermes ta gueule", "Fais comme on te dira, sinon tu auras la vie dure". A chaque fois, quatre employés sont pointés du doigt, dont trois délégués CGT.
"Mon surnom c'était 'vieille connasse' ". Interrogée par France Bleu Champagne Ardenne, Nadine Luzurier, qui travaillait à la tâche, dit avoir été ciblée car elle aurait travaillé plus vite que ses quatre collègues. Deux d’entre eux commencent alors à l’insulter et les deux autres, délégués CGT, ne tardent pas à s’y mettre. "Ils me l’ont bien dit plusieurs fois : nous, on est protégé", raconte-t-elle, avant d’ajouter : "mon surnom c'était 'vieille connasse'".
Un traitement auquel auraient eu droit, entre 2012 et 2013, tous ceux qui s’opposaient aux délégués syndicaux, refusaient de faire grève ou faisaient du zèle. Les cadres n’étaient pas mieux traités, certains affirmant aux enquêteurs qu’ils avaient du mal à se faire respecter et avaient aussi droit à des insultes de la part des mis en cause. Résultat, la direction n’a pas agi et aurait laissé faire pour ne pas interrompre la production.
Quatre hommes face à la justice. Après le passage de l’inspection du travail et des enquêteurs, les choses se sont accélérées : trois ont été placés sous contrôle judiciaire et deux sanctionnés par la direction pour fautes lourdes, avant d’être licenciés. Du côté des victimes présumées, un salarié a du être muté après une dépression nerveuses et au moins cinq autre ont été mutés pour retrouver la tranquillité et éviter les pressions, y compris des cadres.
Quant aux quatre prévenus, tous se retrouvent vendredi devant les juges, accusés par quatre personnes de harcèlement moral. Pour l’un d’eux, les faits reprochés vont jusqu’au harcèlement sexuel, trois femmes s’étant constituées partie civile.