L'optimisation fiscale à outrance est visiblement devenue une priorité de l'Union européenne. Après s'être penché sur le cas Apple, la Commission européenne a annoncé lundi l'ouverture d'une "enquête approfondie" sur "le traitement fiscal" accordé par le Luxembourg au groupe énergétique français GDF Suez, devenu entre temps Engie.
Que reproche Bruxelles à Engie ? "La Commission craint que plusieurs décisions fiscales anticipatives émises par le Luxembourg aient potentiellement conféré à GDF Suez un avantage injustifié par rapport à d'autres sociétés, en violation des règles de l'UE relatives aux aides d'État", explique-t-elle dans un communiqué. Cette enquête vise "plusieurs décisions fiscales" émises "depuis septembre 2008" par le Luxembourg sur deux transactions financières entre des sociétés de GDF Suez.
Ces transferts entre filiales a visiblement permis de s'exonérer de tout impôt. D'un côté, le Luxembourg a laissé les emprunteurs agir comme s'il s'agissait un emprunt: ils ont ainsi pu déduire les intérêts de leurs bénéfices imposables au Luxembourg. De l'autre, les prêteurs ont pu se comporter comme si la transaction constituait, non plus un emprunt, mais une prise de participation: les revenus de la transaction ont ainsi été considérés comme une rémunération de capital et exonérés d'impôts, ainsi que l'autorise le Luxembourg. "Ce traitement fiscal entraîne de toute évidence une double non-imposition, du côté des prêteurs et des emprunteurs", explique la Commission. "Une même entreprise ne peut pas gagner sur les deux tableaux pour une seule et même transaction", a commenté la commissaire européenne à la Concurrence.
Que répondent Engie et le Luxembourg ? L'entreprise n'a pas souhaité entrer dans les détails : contactée par l'AFP, Engie dit "prendre note" de l'ouverture de la procédure et "s'engage à coopérer pleinement avec la Commission". "Si vraiment Engie n'a rien à se reprocher, alors pourquoi ne publie-t-elle pas dès maintenant de façon volontaire ses données fiscales pays par pays ?", s'est interrogée Manon Aubry, porte-parole de l'ONG Oxfam France dans un communiqué.
Le Luxembourg a, de son côté, démenti toute violation des règles européennes. "Aucun traitement fiscal particulier ou avantage sélectif n'a été octroyé", a pour sa part réagi le ministère luxembourgeois des Finances, promettant de fournir "toutes les informations requises". Ce démenti en rappelle un autre, celui de l'Irlande à propos du traitement fiscal sur mesure accordé à Apple : alors que Dublin pourrait récupérer des milliards d'euros d'impôts non réglés, la capitale irlandaise a démenti les accusations de la Commission européenne. L'Irlande a fait de sa fiscalité son principal argument pour inciter les multinationales à s'installer sur son sol et défend mordicus l'optimisation fiscale. Une stratégie que suit également le Luxembourg depuis plus longtemps encore et que l'affaire LuxLeaks a mise en lumière.
Bruxelles multiplie les enquêtes. Accusée de vouloir réglementer tous azimuts mais de ne pas assez agir pour la vie quotidienne des Européens, la Commission européenne a visiblement décidé de corriger le tir en s'attaquant à l'optimisation fiscale. Car si cette dernière est légale, elle est de plus en plus décriée et prive les Etats de rentrées fiscales importantes que les contribuables doivent compenser.
Bruxelles a donc commencé à sévir contre les Etats qui font du "braconnage fiscal" au détriment de leurs voisins européens. En 2015, elle a sommé Fiat et Starbucks de rembourser les millions d'euros gagnés grâce à des montages fiscaux complexes passant par le Luxembourg pour l'un et par les Pays-Bas pour l'autre. La commission européenne a également ouvert une enquête sur Amazon et McDonald's, une nouvelle fois pour leurs pratiques fiscale. Enfin, elle a sommé fin août Apple de rembourser à l'Irlande 13 milliards d'euros d'avantages assimilés à des aides d'Etat.
Engie, une preuve d'impartialité ? Les plus grandes multinationales étant américaines, ces dernières sont logiquement nombreuses à se retrouver dans le viseur de la Commission européenne. Mais les 13 milliards d'euros réclamés à Apple ont fait sortir ces entreprises du silence. Dans une lettre commune publiée vendredi par le lobby Business Roundtable et adressée aux chefs d'Etat et de gouvernement européens, 185 chefs d'entreprise demandent à l'UE de revenir sur sa décision. Leur argumentaire : si Apple devait vraiment payer les 13 milliards d'euros, d'autres entreprises pourraient renoncer à investir en Europe, voire délaisser cette zone, pour échapper à ce qu'ils présentent comme une expropriation ou une manière déguisée de punir la concurrence américaine afin de favoriser les sociétés européennes.
Cette accusation est prise très au sérieux par la commissaire à la Concurrence Margrethe Vestager, qui a évoqué le sujet lundi. "Si vous regardez nos pratiques, vous ne pourrez pas trouver de parti pris anti-américain", a-t-elle affirmé, chiffres à l'appui : sur quelque 150 décisions rendues par la Commission depuis 2000 pour des aides illégales d'Etat, seules "2%" concernent des entreprises américaines. L'ouverture d'une enquête sur le français Engie est à ses yeux une nouvelle preuve d'impartialité.