Lors de votre dernier passage au bar, il est fort probable qu’en demandant quelles étaient les nouveautés, on vous ait proposé un alcool* qui évoque davantage une vieille bouteille trônant dans le salon des grands-parents plutôt qu’un produit d’avant-garde. En effet, de plus en plus de vieilles marques oubliées ou délaissées font depuis peu leur retour dans nos verres, et les exemples sont nombreux : Spritz, Lillet rouge ou blanc, absinthe, Suze, sans oublier la bière Tigre Bock. Une résurrection qui ne doit rien au hasard et que les marques accompagnent. A priori, vous n’avez pas fini de boire de vieux élixirs.
Le neo-retro, lame de fond de la consommation. L’exemple le plus marquant de ce retour en force des alcools délaissés est probablement à chercher en Italie : depuis le début des années 2010, l’Aperol, un vieil apéritif originaire de Vénétie, connait une renaissance spectaculaire. Il faut dire qu’il est l’un des ingrédients indispensables pour réaliser le cocktail à la mode, le Spritz. Et comme les consommateurs se ruent dessus, les ventes d’Aperol explosent : elles sont passées de 15,3 millions de litres en 2009 à 27 millions de litres en 2015, selon les données de Statistica. Et la tendance ne semble pas s’inverser : les ventes d’Aperol ont bondi de 18,2% au cours des six premiers mois de l’année 2016.
Le retour de l'absinthe ou du Picon dans les bars relève du même phénomène : l’offre commerciale joue de plus en plus sur le souvenir et ce n’est pas un hasard. "La nostalgie est importante car nous sommes dans une société où tout ne cesse de s’accélérer. C’est donc une façon de dire que le temps ne passe pas", décrypte Benoit Heilbrunn, directeur du master Marketing à l’ESCP Europe. D'ailleurs, l'alcool n'est pas le seul domaine concerné par ce rétromarketing (voir encadré).
Une manière de répondre à la demande. Mais pourquoi jouer sur la nostalgie pour vendre un produit ? La première raison est simple : le consommateur en redemande. "Les marques surfent sur une tendance assez globale de recherche de plus d’authenticité, de plus d’histoire. Ce côté historique plaît beaucoup aux 25-35 ans", confirme Mathieu Deslandes, directeur marketing chez Pernod Ricard. "Il y a une tendance autour du ‘craft’ (l’artisanal en français). On est passé d’une tendance à lisser les goûts pour au contraire les valoriser. Une nouvelle population de barmen a remis au goût du jour les produits anciens qui avaient cette typologie de caractère", poursuit-il.
Chez Kronenbourg, premier brasseur de France, on observe le même phénomène : "sur le marché de la bière, on est sur un retour aux racines, à l’authenticité avec une diversification de l’offre, une multiplication des microbrasseries", détaille son service consommation. Le brasseur a donc décidé de relancer en 2015 la marque Tigre Bock, une manière de "revenir aux racines" : c’était tout simplement l’ancien nom de la bière Kronenbourg, avant qu’elle ne change de nom en 1947 pour prendre celui d’un quartier de Strasbourg, Cronenbourg.
Surfer sur une notoriété existante. Jouer sur la corde nostalgique est donc une manière de répondre aux attentes des consommateurs. C’est aussi une question d’efficacité. "Pourquoi relancer des marques ? Parce qu’elles ont de la notoriété, or ce qui coûte le plus cher pour lancer une marque, c’est justement le développement de la notoriété", résume Benoit Heilbrunn. "Aujourd’hui, sur un marché comme la bière, on lance peu de nouvelles marques car il faut mettre des millions et des millions d’euros. Alors que lorsqu’on reprend un nom ancien, on bénéficie de la notoriété existante. C’est plus facile car nous avons une histoire à raconter, un univers graphique : c’est un gain de développement", confirme Kronenbourg.
Le secteur de l’alcool est particulièrement concerné pour plusieurs raisons. Il y a d’abord la concentration du secteur qui a abouti à la formation de grands groupes détenant des dizaines de marques. Toutes ne peuvent pas être exploitées et certaines peuvent tomber dans l’oubli avant d’être relancées. "La chance qu’on a dans nos métiers, c’est d’avoir des marques avec beaucoup d’histoire et de patrimoine, on a donc pas besoin d’en créer", témoigne le directeur Marketing de Pernod-Ricard. L’autre raison est plus juridique : la législation encadrant strictement la publicité pour l’alcool, il est devenu très difficile de créer à partir de rien une marque et de la faire connaître.
Comment réussir sa résurrection ? Le directeur du master Marketing à l’ESCP Europe résume l'équation : "être dans la modernité tout en invoquant le passé. Il faut respecter plusieurs conditions : le produit doit encore avoir une résonance, il faut le mettre au goût du jour, construire une narration et jouer sur la nostalgie". Et ce dernier d’invoquer plusieurs exemples : "Le cognac Henessy y est arrivé en devenant une icône pour les rappeurs américains, la marque a réussi à ne pas se ringardiser. Tout comme Citroën avec la nouvelle Méhari : ils ne font pas l’erreur de proposer une copie de l’original, ils créent une nouvelle voiture avec une nouvelle fonctionnalité, le moteur électrique".
"C’est le lot quotidien de notre entreprise de faire en sorte que les marques gardent une certaine notoriété. Pour y arriver, on détecte les signaux faibles, tels que le fait de devenir tendance auprès des barmen, pour les accompagner. On essaie de s’insérer dans les sphères d’influence qui vont faire les modes", détaille Mathieu Deslandes. Ce dernier s'attarde sur le cas de la Suze, sur laquelle le groupe Pernod Ricard mise beaucoup : "Nous sommes allés à la rencontre des gens qui portent des tendances, les bartender, et nous avons décidé de faire une extension de notre produit avec les Suze Bitter, de petites fioles avec un goût très prononcé. La Suze a ainsi été la star du festival Tales of the cocktails à la Nouvelle Orléans. Il faut identifier les tendances de consommation et faire un pont entre une marque et des attentes". Pour renouveler l’image de la Suze, le groupe va également populariser sur les stations d’hiver une formule inédite : des cocktails chauds tels que le Suze/thé à la bergamote ou le Suze/chocolat chaud.
Un retromarketing à double tranchant. Si invoquer la nostalgie répond aux aspirations des consommateurs tout en limitant les risques et les coûts, cette méthode n’est pas sans risque. "Ce n’est pas une science, il ne suffit pas que tous les ingrédients soient là, il faut aussi que ce soit le bon moment", prévient Mathieu Deslandes.
Pire, ce retromarketing peut aussi être vu comme "un acte de faiblesse", estime Benoit Heilbrunn : "on a de plus en plus de mal à sortir des produits icônes, il y a une forme de misère narrative. Quand Apple sort son Mac, il y a une vraie dramaturgie : ‘on va vous libérer de Microsoft’. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus rare".
Une tendance généralisée à regarder dans le rétroviseur
Cet engouement pour un vieux produit ne se limite pas au secteur de la boisson, il est généralisé. Adidas n’a jamais autant vendu de paires de Stan Smith qu’au cours de ces dernières années alors que ce modèle date des années 1960. Puiser dans les goûts des décennies passées est d'ailleurs devenue l'une des règles de base du prêt-à-porter. Des marques des années 90 tombées en désuétude commencent ainsi à faire leur retour dans les placards des jeunes branchés : Fila, Champion ou encore Sergio Tacchini.
Le monde automobile puise également dans son passé pour ressortir des modèles connus de tous, et cela fonctionne : c’est notamment le cas de Volkswagen avec la Coccinelle, de BMW avec la Mini ou encore de Fiat avec la 500. Citroën a également relancé le symbole DS pour en faire une marque à part et propose une version revisitée de la Méhari.
* L'alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération.