Travailleurs détachés : comment la France veut faire plier l’Union européenne

Chantier 1280
Les travailleurs détachés sont principalement employés sur les chantiers. © ERIC CABANIS / AFP
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avec AFP , modifié à
Principale défenseure de la réforme de la directive des travailleurs détachés, la France veut imposer sa vision à ses partenaires européens.

Après avoir tâté le terrain en juin, la France sonne de nouveau la charge contre la directive européenne des travailleurs détachés. La volonté de l’exécutif de mettre fin aux dérives de ce système contesté est au cœur de la rencontre organisée lundi entre les 28 ministres du Travail de l’Union européenne, à Luxembourg. Conformément à la ligne imposée par Emmanuel Macron depuis la campagne présidentielle, la France porte une réforme pour remettre à plat la directive votée en 1996 et limiter le risque de dumping social.

Dérives d’un système. Avant d’entamer les débats, qui s’annoncent tendus à cause de l’opposition des pays de l’Est, la Belge Marianne Thyssen, commissaire européenne aux Affaires sociales, a résumé l’objectif majeur de la réforme : avoir un "salaire égal, à travail égal, sur un même lieu de travail". En effet, dans la directive initiale, votée avant l’élargissement aux pays de l’ex-URSS, il est simplement spécifié que les travailleurs détachés doivent toucher le salaire minimum du pays d'accueil. Mais rien n’oblige l’employeur à verser les bonus éventuels, par exemple une prime de froid, de pénibilité, d'ancienneté, un treizième mois, etc. Sans compter que les fraudes (non-déclaration, rémunérations inférieures au salaire minimum, dépassement des durées maximales de travail, hébergement indigne) sont courantes.

Tant que le niveau de vie au sein de l’UE était relativement homogène, la directive ne posait pas de problème particulier. Mais l'élargissement à l'Est en 2004, avec l'arrivée de dix nouveaux pays aux niveaux de vie et salaires plus bas, a bouleversé la donne, engendrant une concurrence déloyale entre entreprises, ainsi que du dumping social. Dans certains secteurs et dans certains États membres, les travailleurs détachés percevraient un salaire jusqu'à 50% inférieur à celui des travailleurs locaux.

 

Opposition des pays de l’Est. Une situation intenable contre laquelle Emmanuel Macron s’est immédiatement élevé après son élection, en réclamant un durcissement des règles encadrant le travail détaché et s'en prenant à la Pologne et aux trois autres pays du groupe de Visegrad (Hongrie, République Tchèque, Slovaquie), partisans d'un statu quo. Depuis six mois, la France fait donc pression pour que soit adoptée une réforme plus équitable et tente de convaincre, dans les coulisses de Bruxelles, ses partenaires privilégiés. Alors que la réforme devait être prête en juin, Paris avait obtenu un délai supplémentaire pour durcir un peu plus la législation.

A priori, ces mois supplémentaires ont été mis à profit pour lisser les positions des deux camps. "Nous avons travaillé très dur, ces derniers mois, ces derniers jours et même ces dernières heures pour surmonter les différends entre les pays sur ce dossier important", a déclaré lundi, en arrivant à la réunion, le ministre estonien du Travail, Jevgeni Ossinovski, dont le pays assure la présidence tournante de l'UE. "Nous espérons arriver à un accord et avoir tout le monde à bord", a-t-il ajouté. "Le diable est dans les détails, mais si tout le monde met de la bonne volonté, on peut avoir un accord", a estimé de son côté Marianne Thyssen.

Encore des désaccords. Malgré tout, la confiance des uns se heurte encore à la méfiance des autres et plusieurs questions achoppent toujours. Il faut régler d’abord le sujet de la durée du détachement : l'exécutif européen a proposé de la limiter à 24 mois, mais la France, qui a réussi à convaincre l'Allemagne, les pays du Benelux et l'Autriche, plaide pour 12 mois. En réduisant la durée maximale de détachement, la France espère décourager les entreprises d’avoir recours à ce genre d’embauches. La date d'application de la nouvelle directive divise également : Paris veut aller vite et souhaiterait qu'elle s'applique dans les deux ans suivant son adoption. Les pays de l'Est réclament cinq ans, le temps de s’adapter aux nouvelles règles plus contraignantes. Entre les deux, la Commission a proposé trois ans.

Convaincre l’Espagne pour avoir la majorité. Enfin, un sujet continue de fâcher : le transport routier. Les pays de Visegrad, épaulés sur ce point par l'Espagne et le Portugal, s'inquiètent des conséquences négatives de la réforme sur leurs chauffeurs. L'Espagne comme le Portugal, qui n'ont que la France comme porte d'entrée sur l'Union, effectuent des opérations de cabotage - une pratique qui consiste à quitter un pays avec un véhicule et à charger puis décharger, à plusieurs reprises, dans un autre pays - en France et concurrencent ainsi les routiers français. Irritée par cette pratique, la France, qui a le soutien de l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et le Luxembourg, refuse que le transport routier soit exempté de régularisation.

La position de l’Espagne est déterminante. Si elle bascule, la France devrait avoir la majorité nécessaire pour faire passer la réforme (l’unanimité n’est pas requise). Pour s’assurer du soutien de Madrid, Paris pourrait donc faire un effort sur la question du transport routier. Un compromis pourrait se dessiner, en appliquant aux chauffeurs routiers l'ancienne directive du travail détaché concernant la rémunération - c'est-à-dire qu'ils recevraient le salaire minimum du pays d'accueil, mais pas les primes, jusqu'à ce qu'une autre réforme consacrée au transport routier spécifie les règles pour ce secteur.