Plusieurs laboratoires ont récemment mis au point des vaccins efficaces contre le covid-19, et le Royaume-Uni en a administré les premières doses à sa population hier matin. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars vous propose de revenir sur le travail fondamental des chercheurs "pasteuriens" du XIXe siècle. La vie de l’un d’entre eux, en particulier, mérite d’être racontée. Il s’agit d’Alexandre Yersin, un franco-suisse, à la fois médecin et explorateur. Ses aventures en Asie l’ont conduit à isoler le bacille d’une maladie qui terrifie l’humanité depuis l’Antiquité : la peste.
Alors que le mois de décembre marque le premier anniversaire du covid-19, la question des vaccins est sur toutes les lèvres. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars vous raconte l'histoire captivante d'Alexandre Yersin, un pasteurien de la première heure qui a découvert le bacille de la peste et largement contribué à soigner cette maladie terrifiante.
A Hong-Kong, Yersin isole le bacille de la peste
Dès qu’il arrive en Indochine en 1891, le brillant pasteurien Alexandre Yersin apprend que la peste sévit en Chine du sud, dans la province du Yunnan, notamment à Long Tchéou et à Pakhoi, localités relativement proches de Hanoï, capitale de l’Indochine française depuis 1887. Il propose immédiatement au gouverneur général d’entreprendre l’étude de la maladie dans ce foyer afin d’examiner les moyens de la combattre efficacement. Le haut-fonctionnaire, M. de Lanessan, lui fait cette étrange réponse : "Il n’y a jamais eu de peste au Yunnan et y en aurait-il que je le nierais. On tombe déjà assez sur ce pauvre Tonkin pour ne pas encore lui mettre la peste sur le dos."
Yersin fait une seconde démarche deux ans plus tard. Elle se solde par un nouveau refus. Mais au début de 1894, la peste atteint Canton puis Hong-Kong. La situation est dramatique. En quelques mois, Canton, ville d’un million d’habitants perd le dixième de sa population. 100 000 morts ! N’en déplaise à Lanessan, la peste est à présent une réalité irréfutable. Et elle menace l’Indochine. Le monde tremble, se souvenant des terribles épidémies qui avaient ravagé l’Europe aux XIVe, XVIe et XVIIIe siècle : 40 000 morts à Marseille en 1720…
On sait que la maladie a pour berceau le plateau de l’Asie Centrale où elle circule depuis des temps immémoriaux, du Turkestan à la Mongolie et jusqu’aux contreforts de l’Himalaya, au nord de l’Inde. Mais cette-fois, c’est encore plus grave : en 1894, pour se propager, la peste bénéficie des moyens rapides que sont le chemin de fer et les navires à vapeur.
Aucune maladie n’est inscrite aussi profondément dans le subconscient collectif. Même le typhus, le choléra et la fièvre jaune ne suscitent pas la même terreur. Pourtant en 1894, on n’en sait pas plus sur la peste qu’au VIe siècle, lorsque la première pandémie connue, la "peste de Justinien", faisait 25 millions de victimes dans le Bassin méditerranéen. Les seules informations dont on dispose sont : qu’elle est extrêmement contagieuse, qu’elle tue presque toujours ceux qui en sont atteint, et qu’il n’y a aucune thérapie efficace connue. On ignore totalement sa nature microbienne et, pire encore, on n’a aucune idée de la façon dont elle se transmet ! Alors pour se rassurer, on prétend qu’elle est l’apanage des populations misérables, ignorantes et sans hygiène…
Cette-fois, le gouvernement de l’Indochine se réveille. Dans un premier temps, on envisage d’envoyer Alexandre Yersin au Yunnan mais, finalement, il obtient de se rendre directement à Hong-Kong. Pour lui, il est évident qu’une première étude microbiologique de la peste sera bien plus facile dans cette ville, sous administration britannique depuis 1842, et dont les hôpitaux fonctionnent.
Il y arrive le 15 juin 1894 et s’installe, provisoirement, à l’hôpital de Kennedy Town. La peste a déjà laissé son effroyable empreinte. Le port est désert, les rues, habituellement grouillantes de monde, vides, et plus de 100 000 Chinois, soit la moitié de la population, ont quitté Hong-Kong pour Canton. Ce n’est pas la peste qu’ils fuient puisque Canton est gravement touchée aussi, mais les règlements sanitaires britanniques qui ne permettent pas le déroulement des cérémonies rituelles d'enterrement.
La mort survient très rapidement, parfois en moins de 24 heures, et le taux de mortalité des malades est de 96%. A titre de comparaison, le taux de mortalité moyen du covid est d’environ 1%... Tous les jours, on trouve des cadavres dans les rues, sur les sampans et dans la campagne. On les jette dans des fosses remplies de chaux et on les recouvre d’une chape de ciment.
Les 300 soldats britanniques font ce qu’ils peuvent. Ils inspectent les maisons et emportent les pestiférés vers les hôpitaux. On donne 24 heures aux survivants pour quitter leurs habitations. Tout ce qui est à l’intérieur est entassé au bord de la mer et brûlé. Les murs et les toits sont pulvérisés de chlorure de chaux et d’acide sulfurique. L’hôpital de Kennedy Town où arrive Yersin est le principal de Hong-Kong mais il ne suffit pas. Il a fallu créer d’autres lazarets.
Yersin est handicapé car il ne parle pas anglais. Heureusement, on lui a donné une lettre de recommandation pour le père Vigano, ancien officier d’artillerie de l’armée piémontaise, installé à Hong-Kong depuis trente ans. Il sert d’interprète au médecin, le présente au docteur Ayrès, chef du service de santé de la colonie britannique. Yersin explique la raison de sa présence : il veut pratiquer des autopsies pour tenter de percer les secrets de la maladie.
Malheureusement, la place est déjà occupée par un homologue japonais, le professeur Kitasato, qui cherche aussi l’origine du fléau. Arrivé le 12 juin, soit trois jours avant Yersin, il ne manifeste aucune volonté de collaboration ni d’assistance à celui qu’il considère comme un concurrent.
Yersin se contente de le regarder travailler, et très vite, il a des doutes sur sa méthode puisque Kitasato analyse uniquement le sang des cadavres et ne s’intéresse pas aux bubons, ces pustules caractéristiques de la peste.
Si Yersin ne parle pas anglais, il parle couramment allemand. Le japonais aussi, puisqu’il a travaillé pendant sept ans auprès du docteur Koch qui a découvert le bacille de tuberculose en 1882. Or, Yersin a aussi fréquenté Koch à Berlin où il a suivi ses cours de bactériologie. Mais Kitasato, décidément peu aimable, feint de ne pas le comprendre quand il s’adresse à lui en allemand…
On attribue à Yersin un tronçon de galerie pour y installer son laboratoire, ce qu’il fait deux jours après son arrivée. Il demande à autopsier des cadavres mais ils sont aussi préemptés par Kitasato qui fait tout ce qu’il peut pour empêcher Yersin de travailler.
Les conditions de son travail étant infernales, le père Vigano obtient pour Yersin l’autorisation de lui installer une paillote près du nouvel hôpital, le Alice Memorial. En deux jours, les Chinois construisent une cage en bambous, couverte de paille, comprenant deux pièces où Yersin va travailler, mais aussi se loger.
Il emménage dans cette installation sommaire le 22 juin 1894. Il installe ses tubes de cultures et ses animaux d’expériences. Pour pouvoir disséquer des cadavres, il soudoie les marins anglais chargés des enterrements. Ils lui donnent accès à la cave où sont déposés les corps. Il y prélève les bubons, les rapporte dans son laboratoire et fait rapidement une préparation pour les étudier au microscope. Voilà comment Yersin décrit la suite : "Au premier coup d’œil, je reconnais une véritable purée de microbes tous semblables. Ce sont des petits bâtonnets trapus à l’extrémité arrondie et assez mal colorés. Avec mon bubon, je fais des inoculations à des souris et à des cobayes. Je recueille un peu de pus dans une effilure de tube pour l’envoyer à Paris, à l’Institut Pasteur. Il y a beaucoup de chances pour que mon microbe soit celui de la peste mais je n’ai pas encore le droit de l’affirmer."
Les souris inoculées meurent en vingt-quatre heures d’une véritable septicémie. Les cobayes succombent entre trois et six jours. Il n’y a plus de doute : Alexandre Yersin a bien identifié le bacille de la peste. Il portera bientôt son nom : "Yersinia pestis", ou bacille de Yersin. La découverte est communiquée à Paris, à l’Académie des Sciences, le 30 juillet 1894. Une description plus complète paraîtra en septembre, dans les Annales de l’Institut Pasteur.
Pendant ce temps, Kitasato s’est embourbé dans ses recherches. Il revendiquera lui aussi la découverte du bacille de la peste mais il se trompe : ce qu’il a trouvé est un bacille s’apparentant au pneumocoque. Yersin, lui, continue ses investigations. En arrivant à Hong-Kong, il avait remarqué le grand nombre de rats morts dans les rues des quartiers infectés. Il en autopsie plusieurs. Tous présentent des bubons et contiennent le bacille en grande quantité. Il conclut qu’il est probable que les rats constituent le principal véhicule de la peste. Il a raison.
Lorsque Yersin souhaite regagner Saïgon, les Anglais insistent pour qu’il reste encore quelques mois à Hong-Kong afin de poursuivre ses recherches de bacilles dans les sous-sols de la colonie. On lui propose de faire des désinfections mais il considère que sa tâche à Hong-Kong est terminée. Dans sa paillote construite en deux jours, il a découvert le bacille de la peste en à peine un mois, et l’épidémie est presque maîtrisée. En revanche, elle sévit toujours au Yunnan et il compte s’y rendre pour continuer à étudier la maladie. Comme l’écrit joliment le docteur Anne-Marie Moulin, spécialisée dans les maladies parasitaires : "Sa paillotte va rejoindre dans la légende la mansarde de Pasteur à Normale Sup’ et le hangar où les Curie manipulaient le radium."
A 32 ans, Yersin vient d’acquérir une célébrité mondiale dans l’univers scientifique.
Une enfance suisse
Alexandre Yersin naît le 22 septembre 1863 près de Morges, en Suisse, sur les bords du Léman, dans des circonstances assez dramatiques : son père, également prénommé Alexandre, est mort trois semaines plus tôt. Avant ce nouveau-né, le couple avait déjà eu une fille et un fils. Devenue veuve, Madame Yersin doit abandonner la maison de fonction de son mari qui était administrateur d’une poudrerie. Elle achète une résidence, "la maison des figuiers" à Morges, mais comme elle doit élever trois enfants, elle décide d’y installer une institution pour jeunes filles. Elles y apprendront le maintien, la peinture, la musique et la cuisine afin de devenir de parfaites "maîtresses de maison".
En cette deuxième moitié du XIXe siècle, la Suisse est prospère. Elle attire beaucoup de voyageurs et le Canton de Vaud s’est spécialisé dans ces écoles pour demoiselles fortunées. Mme Yersin accueille en moyenne une dizaine de jeunes filles chaque année. Alexandre est élevé au milieu de cet univers exclusivement féminin. Il surnomme les élèves de sa mère "les guenons" et développe une certaine misogynie. Il est un enfant aimé mais dans un style de vie très austère car la famille appartient à l’Eglise Evangélique Libre du Canton de Vaud, une version particulièrement rigoureuse du protestantisme.
L’éducation que reçoit Alexandre est donc puritaine et rigide. Il obtient son baccalauréat ès-Lettres en 1883 puis s’oriente vers la médecine. Il commence ses études à la section des Sciences Médicales de l’Académie de Lausanne qui n’assure pas la totalité du cursus. Il doit le continuer ailleurs, en Allemagne, à Marburg, en Hesse, où il passe un an. Passionné par l’anatomie pathologique et la chirurgie, il commence à pratiquer des dissections. Puis il décide de poursuivre ses études à Paris. Il fait ce choix car s’il considère que les études théoriques sont excellentes en Allemagne, elles manquent de pratique hospitalière. Or, en France, l’étudiant en médecine suit des cours mais est aussi présent tous les jours à l’hôpital.
Yersin devient pasteurien
Yersin arrive à Paris le 27 octobre 1885. Il s’inscrit à la Faculté de Médecine en troisième année en raison de ses diplômes allemand et suisse. Les cours sont enseignés à l’Hôtel-Dieu.
En cette année 1885, au mois de juillet, Louis Pasteur a guéri le petit Joseph Meister de la rage. Pasteur, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, en était devenu administrateur en 1857. Il y avait installé son laboratoire personnel où il recevait et traitait tous les gens mordus par des chiens. Yersin est passionné par cette aventure. S’étant blessé à la main au cours de l’autopsie d’un homme décédé de la rage, il va lui-même se faire traiter rue d’Ulm. Il est soigné par Pasteur et fait la connaissance du docteur Roux, son adjoint. Bientôt, chaque après-midi, Yersin rejoint la rue d’Ulm où le Docteur Roux le prie de faire certaines préparations tandis que Pasteur lui confie la charge de faire les pansements de gens victimes de morsures.
L’année suivante, il entre à l’Hôpital des Enfants malades dans le service du professeur Grancher. Il devient parallèlement le préparateur personnel du Docteur Roux qui l’engage pour un an et lui verse 50 Francs par mois. Yersin s’installe alors près de la rue d’Ulm, dans une maison où Pasteur loge les garçons de laboratoires et leurs familles. Sa vie se partage entre l’hôpital le matin et divers travaux avec le Docteur Roux l’après-midi. Ils travaillent ensemble sur deux fléaux qui touchent particulièrement les enfants : la tuberculose et la diphtérie.
Pour Pasteur, 1888 est une grande année : c’est celle de l’ouverture de son Institut. Grâce à une souscription ouverte en 1886, à laquelle ont participé le tsar de Russie, l’empereur du Brésil, de riches mécènes, mais aussi des gens modestes, son projet de créer un établissement vaccinal contre la rage devient une réalité. Il se situe au 25 rue Dutot, dans le 15ème arrondissement. Mais au moment où Pasteur réalise son rêve, il est déjà très diminué par une double atteinte d’hémiplégie. S’il est à son laboratoire tous les jours, c’est le Docteur Roux qui en devient l’animateur principal.
Cette même année, Yersin obtient sa naturalisation française. La raison en est simple : il est Suisse et une loi récente réserve l’exercice de la médecine en France aux seuls citoyens français…
A la même époque, lors de vacances chez sa mère, Yersin rencontre une jeune fille, Nina Schwarzenbach. Les mères des deux jeunes gens songent à les marier. Alexandre ne déborde pas d’enthousiasme mais il se résout à cette idée. Finalement, c’est Nina qui fait marche arrière. Mme Yersin propose alors une autre fiancée à son fils, une fille de médecin. Cette fois, c’est lui qui refuse. Il n’est pas fait pour le mariage. Il tient trop à sa liberté.
Roux et Yersin découvrent le bacille de la diphtérie
La collaboration de Yersin avec le Docteur Roux va permettre une avancée considérable dans l’étude de la diphtérie. Ils identifient définitivement le bacille, étudient la contagion et établissent, pour la première fois, la notion de “porteur sain”. Yersin est aussi le préparateur du Docteur Roux dans ses cours sur les microbes.
En même temps, il s’émerveille de l’Exposition Universelle de 1889, particulièrement de la Tour Eiffel et de la Galerie des Machines-Outils. Il passe des vacances seul en Normandie et découvre la mer pour la première fois. Il parcourt la région à bicyclette. Ce périple va changer sa vie. Yersin commence à rêver de la mer.
Il accepte, à contre-cœur, les cours que lui propose le Docteur Roux. Il n’aime pas enseigner mais son mentor étant malade, il s’en acquitte comme d’un devoir. En revanche, il ne continue pas ses activités à l’Institut Pasteur. Il s’y sent enfermé et a des envies d’ailleurs, de grand large. Lorsqu’il obtient un congé d’un an, il s’engage immédiatement comme médecin auxiliaire des Messageries Maritimes en Indochine. En septembre 1890, il embarque à Marseille à destination de Saïgon. L’aventure de sa vie est sur le point de commencer.
Ressources bibliographiques :
Henri Mollaret et Jacqueline Brossollet, Alexandre Yersin, un pasteurien en Indochine, avant-propos d’Anne-Marie Moulin (Fayard 1985, rééditions Belin 1993, et Belin/Humensis 2017)
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"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Production, diffusion et édition : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière
Graphisme : Karelle Villais