Dans la seconde partie du XIXe siècle, alors que la Seine charrie quotidiennement les cadavres de noyés, la dépouille d'une très jeune femme est repêchée à Paris. Non identifiée, elle est appelée Anne et bientôt, son visage fait le tour de la capitale. Dans un récit inédit, Virginie Girod vous raconte comment Anne, qui demeure aujourd'hui encore l'inconnue de la Seine, a contribué à sauver des millions de vie.
Thèmes abordés : médecine légale, Paris, XIXe siècle, secours
Au cœur de l'Histoire est un podcast Europe 1
- Présentation : Virginie Girod
- Auteure : Solène Grandclaude
- Production : Caroline Garnier, Armelle Thiberge et Morgane Vianey
- Réalisation : Nicolas Gaspard
- Composition des musiques originales : Julien Tharaud et Sébastien Guidis
- Promotion et coordination des partenariats : Marie Corpet
- Visuel : Sidonie Mangin
Bibliographie :
-Louis Aragon, Aurélien, Gallimard, 1944
-Guillaume Musso, L'inconnue de la Seine, Calmann-Lévy, 2021
-Vladimir Nabokov, "L'inconnue de la Seine", 1934
Ressources en ligne :
Reportage du New-York Times sur l'inconnue de la Seine
Nous sommes à Paris, en 1875. Sur le quai de l'Archevêché, derrière la cathédrale Notre-Dame, des passants se pressent pour entrer dans un petit bâtiment gris. Au premier regard, l'édifice n'a rien d'extraordinaire. Il n'est pas très grand et s'étend surtout sur la largeur. Ses trois voûtes à l'entrée lui donnent vaguement l'allure d'un temple grec.
Pourtant, une foule sans cesse renouvelée passe les portes chaque jour. Ici, pas de distinction : hommes, femmes, parfois enfants, ouvriers ou bourgeois, tout le monde s'y presse. Ce qui se cache derrière ces murs un peu tristes, c'est la morgue de Paris. Et à cette époque, c'est une véritable attraction ! Nous sommes en pleine fascination pour le morbide.
Dans la salle des expositions, les visiteurs se pressent contre la vitre derrière laquelle les corps sans vie sont exposés au public. Ils reposent sur des tables inclinées, le visage tourné vers la foule. Les malheureux sont là parce que personne n'a pu les identifier. Dans le public, on se plaît à imaginer comment ils sont morts. Celui-là s'est noyé, celle-ci porte des ecchymoses, elle a dû succomber à des coups mortels…
Au milieu de tous les corps, on remarque à peine cette jeune fille qui repose sur l'une des tables, le visage serein. Elle est ici depuis trois jours. Si personne ne l'identifie aujourd'hui, elle partira de la salle des expositions pour rejoindre le cabinet d'autopsie.
Ici, rares sont les cas où les cadavres sont formellement identifiés ! Et la dépouille de cette jeune fille ne fera pas exception. Alors à la fin de la journée, quand les portes se ferment pour la nuit, on emmène son corps. Le médecin qui doit pratiquer l'autopsie est un habitué. Depuis le temps qu'il fait ce métier, il a vu passer plus de morts qu'il ne peut en compter !
Mais il y a quelque chose qui le fascine dans le visage de cette jeune fille. C'est une adolescente, elle ne doit pas avoir plus de seize ans. Elle s'est noyée, c'est une certitude, mais sa peau diaphane semble à peine avoir été touchée. Et on dirait… qu'elle sourit. Le médecin est subjugué. A tel point qu'il décide de retarder un peu l'examen du corps. Il doit d'abord immortaliser ce visage.
Il ne le sait pas encore, mais il va donner naissance à l'une des inconnues les plus célèbres du monde, que vous connaissez sûrement sans même le savoir ! On l'appelle Anne, mais on ne sait rien d'elle. Alors comment est-elle devenue l'un des visages les plus connus de la capitale ? Comment a-t-elle pu sauver des millions de vies ? Et comment est-elle devenue celle que l'on surnomme "la femme la plus embrassée du monde" ? Pour le savoir, il faut plonger dans le fascinant Paris du XIXe siècle.
La morgue, une fascination pour le public
Depuis que Paris s'est installée autour de la Seine, l'activité autour du fleuve ne s'est jamais arrêtée. Les bateaux vont et viennent sans arrêt, l'activité commerciale bat toujours son plein. Les lavandières lavent le linge de leurs clients et les tanneurs draguent l'eau du fleuve pour travailler leur cuir. Le contact avec la Seine est quotidien et malheureusement, chaque jour amène son lot d'accidents.
Jusqu'au XXe siècle, on repêche des noyés presque quotidiennement. Les malheureux ont peut-être perdu l'équilibre, ou peut-être ont-ils mis fin à leurs jours. Difficile de le savoir quand les corps ne peuvent être identifiés.
Un jour de 1875, c'est le corps d'une jeune fille qui est repêché. Elle n'a pas encore dix-huit ans, et son visage semble intouché par son séjour dans l'eau. Puisqu'on ne sait rien d'elle, on l'emmène à la morgue pour être identifiée. On se dit que la foule qui s'y presse tous les jours pourra peut-être reconnaître son visage.
Il faut dire que la morgue est une attraction prisée des habitants de la capitale depuis que le bâtiment a été déplacé sur le quai de l'Archevêché. Dans son roman Thérèse Raquin, Emile Zola fait même une description détaillée de la fascination du public pour cette exhibition morbide.
" La morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses que se paient gratuitement les passants pauvres ou riches, la porte est ouverte, entre qui veut, il y a des amateurs qui font un détour pour ne pas manquer une de ces représentations de la mort. Lorsque les dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés, murmurant entre leurs dents; lorsque les dalles sont bien garnies, lorsqu’il y a un bel étalage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se donnent des émotions à bon marché, s’épouvantent, plaisantent, applaudissent ou sifflent comme au théâtre et se retirent satisfaits en déclarant que la Morgue est réussie ce jour-là. "
La jeune inconnue passe trois jours sur une table inclinée, à la merci de la foule. En vain. Personne ne sait à qui est ce joli visage. Il faut donc l’autopsier. C'est ainsi que nous retrouvons notre médecin subjugué, incapable de décoller ses yeux des traits délicats de la jeune fille.
Bien décidé à garder un souvenir de ce visage diaphane, il reporte l'autopsie au jour suivant. Le lendemain, lorsqu'il quitte le palier de son appartement, il ne se rend pas directement à la morgue. Non, il passe d'abord chez un mouleur. Ce qu'il veut, c'est un masque mortuaire, un moulage du visage de la défunte, pour immortaliser ses traits.
Si aujourd'hui, la pratique peut choquer, elle était pourtant très courante au XIXe siècle. Il n'était pas rare de faire appel à des mouleurs pour conserver le souvenir d'un défunt, à une époque où la photographie ne s'était pas développée.
Notre médecin se rend donc rue Racine et passe la porte de l'atelier Lorenzi. Là-bas, un artisan accepte de se déplacer pour procéder au moulage. Le légiste promet de payer rubis sur l'ongle. Après tout, il a ce qu'il souhaite !
Oui, mais… Il n'est pas le seul à être fasciné par ce visage si paisible. Dans l'arrière-salle de l'atelier Lorenzi, le mouleur ne parvient pas non plus à en détacher son regard. C'est presque avec regret qu'il livre son œuvre au médecin. Il ne peut tout de même pas laisser cette jolie inconnue sombrer dans l'oubli ! Alors la nuit suivante, il se sert du moule pour créer un deuxième masque mortuaire. "C'est une belle réussite", se dit-il. A tel point qu'il décide de l'exposer derrière les vitrines du magasin. C'est à partir de ce moment que la jolie inconnue va voir son destin changer.
Le masque mortuaire d'Anne
Lorsque l'artisan expose le masque mortuaire en vitrine, il veut simplement mettre en valeur sa dernière création. Il ne se doute pas que comme lui, et comme le médecin avant lui, la jeune femme va fasciner un nombre incroyable de passants. Tous les jours, des badauds se massent devant l'atelier ! On observe ces traits paisibles, ce sourire étrange mais serein, ces cheveux lisses… En quelques mois, le masque de celle que l'on surnomme "L'inconnue de la Seine" devient sa meilleure vente.
Le succès est tel que d'autres artistes commencent à reproduire les traits de la jeune fille. Dans tout Paris, on s'arrache le masque mortuaire. Une dizaine d'années après sa mort, le visage de l'inconnue trône dans des centaines de maisons et d'appartements. Vingt ans plus tard, ce sont des milliers. A Paris, évidemment, mais aussi en dehors de la capitale, et même au-delà des frontières du pays.
C'est ainsi que vers les années 1930, le joli visage atterrit un jour dans une petite maison située dans un village de Norvège. Cette maison, c'est celle des grands-parents d'un certain Asmund Laerdal. Depuis tout petit, il voit trôner le masque mortuaire dans le salon de ses grands-parents et lui aussi est un peu fasciné.
Au tout début des années 40, Asmund Laerdal ouvre une petite entreprise de fabrication de jouets. Il utilise exclusivement du bois mais après la guerre, il décide d'innover un peu et d'utiliser un tout nouveau genre de matériau : le plastique. Avec cette matière malléable, il crée une petite poupée qu'il prénomme… Anne. En Norvège, le succès est immédiat. La poupée Anne est nommée jouet de l'année et on se l'arrache dans tout le pays !
Mais pour le moment, Anne n'est encore qu'un jouet, on ne l'a pas encore associée à l'inconnue de la Seine. C'est une rencontre particulière qui va changer les choses et la rendre célèbre dans le monde entier.
De la morgue à la médecine
En 1956, la ville de Kansas City, aux Etats-Unis, accueille un meeting entre les membres de la Société américaine des anesthésistes. C'est là-bas que se rencontrent Peter Safar, anesthésiste autrichien, et James Elam, médecin américain. Cela fait quelques mois que Safar fait des recherches sur la réanimation mais il a parfois l'impression d'être bloqué. On ne sait pas de quoi les deux hommes ont discuté mais en quittant Kansas City, Safar est remotivé.
En continuant ses recherches, il découvre que le bouche-à-bouche permet de maintenir un niveau correct d'oxygène dans le sang, suffisamment en tout cas pour garder en vie une personne qui ne respire pas. Quelques années plus tard, en 1963, il s'associe au cardiologue Archer Gordon pour former un comité pour le massage cardiaque, qui prend sa place au sein de l'American Heart Association.
A partir de cette date, le massage cardiaque est reconnu comme une technique efficace pour réanimer des personnes dont le cœur s'est arrêté. Mais il y a un problème : le massage cardiaque ne s'improvise pas. C'est une méthode qui nécessite d'appuyer avec beaucoup de force sur la cage thoracique. Or, les étudiants de l'époque n'ont pas d'autre choix que de s'entraîner les uns sur les autres et… ils se fêlent régulièrement les côtes !
Qu'à cela ne tienne, Peter Safar et Archer Gordon sont bien décidés à trouver une solution ! Ils ont eu vent du succès de la poupée Anne et décident d'aller toquer à la porte d'Asmund Laerdal. Leur projet est ambitieux : créer un buste de plastique, grandeur nature, pour permettre aux étudiants de s'entraîner sans se blesser.
Asmund Laerdal accepte. Il n'hésite d'ailleurs pas une seule seconde. Une dizaine d'années plus tôt, lui-même a réussi à sauver son fils de la noyade en tapant le plus fort possible sur son dos pour extraire l'eau qui s'était infiltrée dans ses poumons. Il se dit que s'il peut aider d'autres personnes, il le fera sans hésiter !
La fabrication du buste ne pose pas de problème. Depuis le premier modèle de la poupée Anne, Asmund Laerdal a continué à innover. Cette fois, il utilise du chlorure de polyvinyle, un matériau assez nouveau, très malléable, qui ressemble suffisamment à de la peau. Mais au moment de créer le visage du mannequin, un seul lui revient en tête : le masque mortuaire de l'inconnue de la Seine. Ce joli minois aux lèvres légèrement entrouvertes sera parfait pour pratiquer le bouche-à-bouche !
C'est ainsi que naît le mannequin que l'on surnomme aujourd'hui "Resusci Anne", que l'on pourrait traduire par "Ressusciter Anne". Une grande quantité des bustes que l'on utilise encore de nos jours pour les entraînements aux premiers secours ont le visage de l'inconnue de la Seine.
Depuis sa création dans les années 60, on estime qu'Anne a permis à plus de 500 millions de personnes de s'entraîner au massage cardiaque, sauvant ainsi la vie de près de 2,5 millions de personnes. Grâce à ses précieux services, la jolie jeune fille dont personne ne savait rien a gagné le surnom de "femme la plus embrassée du monde". Et là, c'est pour la bonne cause !
Des heures et des heures de Au Coeur de l’Histoire à écouter !
Découvrez Au Coeur de l’Histoire +, une nouvelle offre pour accéder en avant-première aux nouveaux épisodes et en exclusivité à nos meilleures archives sur Versailles ou Napoléon par exemple. L’abonnement Au Coeur de l’Histoire + est disponible sur Apple Podcasts en cliquant ici
Comment s’abonner ? Où écouter ? Quels sont les avantages d’Au Cœur de l’Histoire + ? Le mode d’emploi est disponible ici.
Vous voulez écouter les autres épisodes de Au Cœur de l'Histoire ?
>> Retrouvez-les sur notre site Europe1.fr et sur Apple Podcasts, Spotify, Deezer, Amazon Music, Dailymotion et YouTube, ou vos plateformes habituelles d’écoute.
>> Retrouvez ici le mode d'emploi pour écouter tous les podcasts d'Europe 1