En décembre 1916, Thomas Lawrence rencontre l’émir Fayçal et conduit des raids ciblés contre les convois militaires turcs dans la région de Djeddah. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'Histoire", Jean des Cars vous raconte les aventures de celui que les Arabes appelaient "El Aurens" durant la Première Guerre mondiale.
Peu de temps après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Lawrence d'Arabie se rend en Egypte. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars revient sur l'engagement de ce personnage singulier auprès des forces arabes durant le conflit.
En novembre 1914, trois mois après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’Empire Ottoman, allié de l’Empire Allemand, prend les armes contre l’Empire Britannique. Tout le territoire allant de Suez au Bosphore et de la Méditerranée au Golfe Persique se trouve englobé dans la zone des opérations.
Le rêve de Lawrence, la révolte arabe, qui paraissait une chimère, devient soudain un élément essentiel de la stratégie du gouvernement de Londres. Et il a l’ambition d’être l’homme qui permettra à ce rêve de devenir une réalité !
En décembre 1914, il se rend au Caire, au Service cartographique de l’armée d’Egypte. On ne le connaît pas mais il y est très attendu car on a entendu parler de ses exploits, des missions difficiles dont il s’est acquitté, et de son incroyable résistance physique.
Lorsqu’il arrive, on est très déçu ! On attendait un gaillard superbe, c’est un homme de petite taille, dans un uniforme si minable qu’il semble venir de chez un fripier. Le lieutenant Lawrence a 26 ans mais il en paraît à peine 18. Il n’a aucune allure. Beaucoup plus grave : il ne joue ni au cricket ni au football ! Le chef du Bureau Arabe, le colonel Dawson, se souvient de cette arrivée en termes peu flatteurs : "Je vis apparaître un petit freluquet incroyablement fagoté, qui dansa plus qu’il ne marcha pour entrer dans la pièce et qui m’expliqua ce qu’il venait faire, d’un air à la fois goguenard et embarrassé. Après son départ, les officiers du Service se demandèrent, ahuris, si ce clown était naturellement grotesque, ou s’il le faisait exprès."
Personne ne peut se douter que ce pantin timide et mal à l’aise rêve de fonder un royaume arabe indépendant au Proche Orient. Il est pourtant le premier à percevoir les prémices de la révolte contre les Turcs…
En décembre 1916, avec l’appui de l’Intelligence Service, il rejoint Djeddah, sur la Mer Rouge, porte des Lieux-Saints de La Mecque et de Médine. Il rencontre leur gardien : l’émir Fayçal, fils du chérif Hussein. Lawrence, ce drôle d’anglais qui veut aider les Arabes, est très organisé. Il conduit des raids contre la voie ferrée incomplète du Hedjaz, de Damas à Médine. Il dynamite des tronçons de la ligne, multiplie les attentats contre les convois militaires turcs, paralyse le trafic.
Toutefois – et il faut le souligner – devenu expert en explosifs, il veille à ne jamais détruire complètement les installations. Ses sabotages sont méticuleusement limités. Son but réel est d’obliger les Turcs à défendre la voie, ce qui les détourne de la Palestine. Cette stratégie ferroviaire est un immense succès puisque l’Empire Ottoman est obligé de maintenir des troupes au sud de Damas.
Le plus célèbre et le plus spectaculaire exploit de Lawrence est la prise d'Aqaba, le 6 juillet 1917. Nommé au grade de colonel, il est l’officier le moins conventionnel de l’armée britannique. Il n’est plus en uniforme, mais vêtu de blanc, comme un bédouin, il chausse ses pieds nus de sandales de cuir, et préfère les dromadaires aux automobiles à l’exception, parfois, de la Rolls-Royce blindée de l’Emir Fayçal, appelée "Blue Mist" ("Brume bleue").
Même en uniforme, quand il est contraint de le porter, il reste coiffé d’un keffieh. Les tribus voient en lui un libérateur et l’appellent "El Aurens". Il pose volontiers en photo parmi les guerriers de Hedjaz. Il s’identifie à la cause arabe. On peut penser que c’est une revanche sur les humiliations qu’il a subies dans sa famille disloquée.
Certes, sa désinvolture et sa liberté d’action choquent l’état-major. Mais son intimité avec les Arabes et sa remarquable expérience acquise en un temps record en font un officier exceptionnel malgré sa marginalité.
En novembre 1917, Allenby, général en chef de l’armée britannique, lui confie le flanc droit de ses troupes. Le succès vaut à l’audacieux Lawrence le grade de colonel. Insaisissable, il multiplie les coups de main. Ni front, ni arrière, surprise et rapidité : le gouverneur ottoman, fou de rage, met à prix la tête de "l’arabe blanc" : 20 000 livres turques vivant, 10 000 mort.
A Deraa, dans le froid hiver syrien, il est capturé et violé par des Turcs. Une nuit épouvantable. Il le confiera plus tard à une amie, Charlotte Shaw, dans une lettre émouvante datée du 26 mars 1924 : "Par peur des coups, j’ai perdu la seule chose que nous possédions en venant au monde : notre intégrité physique. C’est une affaire impardonnable, une perte irréparable."
Libéré, il continue avec succès sa guérilla, réunit les troupes des tribus arabes, participe à la conquête de la Palestine. Il harcèle impitoyablement l’armée turque en déroute, semblant éprouver une certaine jouissance du bain de sang qu’il lui inflige. Il entre dans Damas en octobre 1918. Un mois plus tard, c’est l’armistice. L’Empire ottoman fait partie des vaincus.
La trahison des diplomates
En janvier 1919, le Français Clemenceau, le Britannique Lloyd George, l’Américain Wilson et l’Italien Orlando se réunissent à Paris, au Quai d’Orsay, pour rédiger les clauses du futur traité de paix. Le colonel Lawrence s’y rend mais s’estime dégagé de ses obligations envers la Grande-Bretagne. Lui qui avait refusé de toucher sa solde d’officier britannique durant la campagne d’Arabie accompagne l’émir Fayçal.
Il est venu défendre la cause du monde arabe car il craint qu’elle ne soit oubliée dans le partage du Proche-Orient. Deux mois plus tôt, en novembre 1918, il avait dessiné une carte, celle des zones d’influence qu’il souhaitait. Il proposait de confier les zones kurdes et arabes de l’actuel Irak à des gouvernements séparés. Les chiites seraient au sud et les Arméniens auraient aussi leur territoire en Syrie, séparé de celui des Arabes.
Mais ce projet visionnaire va à l’encontre de l’accord franco-britannique conclu, le 16 mai 1916, par le français François-Georges Picot et le britannique Sir Mark Sykes. Cet accord, conclu avec l’aval de l’Empire russe et du Royaume d’Italie, organise le partage du Proche-Orient avec plusieurs zones d’influence de la mer Noire à la mer Caspienne, de la Méditerranée à la mer Rouge et à l’océan Indien. Un exemple : la Syrie est placée sous mandat français et verra naître le Liban. Une autre partie, avec la Palestine, est confiée aux Britanniques. Fayçal devient roi d’Irak et son frère Abdallah sera installé à Amman, en Transjordanie.
Lawrence s’estime trahi. Il est furieux car s’il a livré un Empire à son pays, du Jourdain à l’Euphrate, il a échoué à refaçonner un monde arabe autonome, comme il s’y était engagé. Son rêve est brisé. En mars 1922, il démissionne du Colonial Office et s’engage comme simple soldat dans la Royal Air Force. Il y aura deux pseudonymes : d’abord Ross puis Shaw.
Mais un tel personnage ne peut disparaître totalement. Malgré ses noms d’emprunt, la presse le débusque et il doit quitter le monde militaire en mars 1923. Le mythe de Lawrence d’Arabie est lancé, bien avant le film, par le journaliste Lowell Thomas. Il organise des conférences-spectacles pleines d’aventures exotiques qui font salle comble. Sa biographie "With Lawrence in Arabia", parue en 1924, est un succès.
Mais s’il cherche à être reconnu, il supporte paradoxalement mal la notoriété et tente de se cacher. Il s’engage alors dans les blindés sous un nouveau nom d’emprunt. Il répare des moteurs, bien loin de la géopolitique orientale… Il déprime. Il part pour l’Inde mais les journaux ne le lâchent pas. On lui attribue, à tort, un rôle actif auprès de nationalistes afghans. Déçu, mal à l’aise partout, il revient en Angleterre en janvier 1929.
Ses vérités : "Les sept piliers de la sagesse"
Réintégré dans une base d’hydravions de la Royal Air Force, moins de trois mois après la fin de son engagement, ce fou de vitesse se tue en moto. Il en possédait sept, dont une de 1000 centimètres cubes. C’est au guidon de celle-ci qu’il se tuera.
Une première version de son livre "Les sept piliers de la sagesse" paraît à tirage limité, en 1922. Cette autobiographie, très contestée, et que lui-même ne prétend pas impartiale n’est révélée au grand public qu’à sa mort. C’est le témoignage d’un intellectuel désespéré qui ne croit plus aux idées mais aux seuls actes, et que l’action conduit au nihilisme. Il prévient ses lecteurs : "L’histoire que j’ai à raconter est l’une des plus splendides jamais données à raconter à un homme". L’ouvrage est un succès mondial et Churchill considère que "c’est un des plus grands livres jamais écrits en anglais".
L’impressionnant film de David Lean, tourné en partie sur les lieux mêmes de la révolte arabe, dans l’actuelle Jordanie, a fait connaître à de nouvelles générations son aventure fascinante. En 2006, une importante exposition lui est consacrée à l’Imperial War Museum à Londres. Elle montre parfaitement comment Lawrence personnifie la vision du héros tragique moderne. Cet aventurier, hors du commun, est entraîné dans le tourbillon d’une guerre dont les enjeux le dépassent et il est porté par les multiples contradictions de sa personnalité. Il a tissé sa propre légende en écrivant le récit de ses batailles dans son livre et en cherchant, le reste de sa vie, à échapper au personnage ambigu qu’il avait lui-même construit.
Ressources bibliographiques :
Jacques Benoist-Méchin, Lawrence d’Arabie ou le rêve fracassé (Perrin 1979, réédition 1995)
Jean Béraud Villars, Le colonel Lawrence ou la recherche de l’absolu (Albin Michel, 1955)
Philip Knightley et Colin Simpson, Les vies secrètes de Lawrence d’Arabie (Traduction française de Paule et Raymond Olcina, Robert Laffont, 1970)
Thomas Lawrence, Les sept piliers de la sagesse (Traduction française de Julien Deleuze, Gallimard, 1992)
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"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Production, diffusion et édition : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière
Graphisme : Karelle Villais