Parmi tous les personnages qui ont joué un rôle controversé auprès des souverains, le nom de Raspoutine est l’un des plus mythiques. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars vous raconte comment un paysan du fin fond de la Sibérie Occidentale est devenu le starets légendaire qui murmurait à l’oreille du dernier tsar de Russie…
Magnétiseur exceptionnel, capable de soulager le petit tsarévitch Alexis, hémophile, homme de Dieu, débauché, manipulateur… Qui était vraiment Raspoutine ? Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars cherche à répondre à cette question en revenant sur l'ascension fulgurante de celui dont l’ombre puissante plane sur la fin de l’Empire russe et de la famille impériale.
Été 1912. Le tsar Nicolas II, la tsarine Alexandra, les quatre grandes duchesses, Olga, 17 ans, Tatiana 15 ans, Maria 13 ans et Anastasia 11 ans, et le petit tsarévitch, Alexis, 8 ans, se sont rendus à Moscou pour commémorer le centenaire de la bataille de Borodino contre Napoléon. Alexis a parcouru le champ de bataille, apparemment en pleine forme. La santé du tsarévitch hémophile est la préoccupation constante de ses parents mais c’est aussi un secret, pour l’instant bien gardé.
Après ces festivités, fin septembre, comme chaque année, le tsar et sa famille se rendent dans leur propriété de chasse en Pologne, à Spala. Pendant que le tsar et sa suite chassent les bisons, les cerfs, les élans et les sangliers, Alexis joue dans le parc avec l’intendant, au bord de l’étang. C’est en voulant sauter sur son bateau que l’enfant fait un faux-pas et se cogne la jambe gauche.
C’est le début de la plus grave crise d’hémophilie qui ait frappé le petit tsarévitch. Il se plaint d’abord de quelques douleurs mais le 2 octobre, après une promenade en calèche avec sa mère, le mal s’amplifie. Un énorme hématome se forme au niveau de sa hanche. La douleur est terrible. L’héritier a 39° de fièvre. Le docteur Botkine, médecin de la cour, est dépassé. Il fait venir des spécialistes de Saint-Pétersbourg. La tsarine Alexandra est horrifiée par l’état de son fils, mais surtout par l’absence du seul homme capable de le soulager, voire de le sauver : Raspoutine.
"L’ami" est en effet très loin, dans sa Sibérie natale. Il a regagné son village de Pokrovskoïe. Le 9 octobre, la situation semblant désespérée, le tsar décide de rendre officielle la maladie de son fils. C’est alors qu’Alexandra envoie un télégramme à Raspoutine, le suppliant d’intercéder pour son Alexis mourant. Raspoutine répond immédiatement, par un télégramme réconfortant : "Dieu a vu tes larmes et écouté tes prières... Ton fils vivra."
Le tsarévitch souffre encore, il a toujours de la fièvre mais l’impératrice est comme ressuscitée. Elle brandit le télégramme : elle est sûre que son fils est sauvé ! Le 21 octobre, Alexis est tiré d’affaire.
A partir de l’épisode de Spala, Raspoutine devient indispensable et surtout intouchable puisque pour la tsarine, il est le seul qui puisse guérir le tsarévitch. Mais qui est donc Raspoutine ? Et comment a-t-il réussi à s’introduire dans l’intimité de la famille impériale ?
Raspoutine, un "starets" pas comme les autres
Grigori Raspoutine est né vers 1871 à Pokrovskoïe, aux confins de la Sibérie Occidentale, dans une famille de paysans éleveurs de chevaux, pas si pauvre qu’on pourrait le croire.
La Russie était alors sillonnée par des "errants", les "stranniki", qui frappaient aux portes des isbas, demandant l’hospitalité pour la nuit. Le père de Raspoutine les accueillait volontiers. Grigori entendait ces "saints hommes" prier, prêcher et parler de leurs pouvoirs de guérisons. C’est à leur contact qu’il découvre sa vocation.
Adolescent, il choque les villageois par ses débauches sexuelles. A 19 ans, dans une fête au monastère d’Abalak, il rencontre une jeune fille qui deviendra sa femme, Praskovia Doubrovina. Une fois mariés, ils s’installent dans la maison des parents de Grigori. Un fils va naître. Il ne vivra que six mois. Raspoutine part alors en pèlerinage au monastère de Verkhotourié. Il se prosterne devant les reliques de saint Simon-le-Juste. Il reviendra chez lui le cœur allégé.
Peu de temps après, Grigori décide de partir pour le Mont Athos, en Grèce. Pendant trois ans, il parcourt des milliers de kilomètres de steppes et de forêts avant d’atteindre le pays. Mais le Mont Athos ne lui convient pas, il rentre. Il s’arrête plusieurs fois dans des lieux saints. Il rencontre des "flagellants", une sorte de secte plutôt sado-masochiste à tendance érotique.
Quand il revient chez lui, il déclare qu’il est devenu un "starets", c’est à dire un homme de Dieu. Entre 1896 et 1900, il a une vie familiale normale : sa femme lui donne trois enfants, deux filles et un fils. Les villageois viennent l’écouter le soir ; il transforme sa cave en oratoire mais les autorités religieuses locales ne l’aiment pas. Alors, il décide de repartir en pèlerinage. Il séjourne longuement à Kazan, au Centre d’Enseignement Religieux de la Russie et fait la connaissance de nombreux ecclésiastiques ; il est introduit dans certains salons. Dans les archives, on trouve une explication à son succès, notamment auprès des femmes : "Raspoutine avait un point de vue original, un langage simple, bref et imagé, des yeux expressifs qui semblaient vous transpercer… Et le fait que le starets avait, dans une certaine mesure, le don d’hypnotiser ceux qui l’approchaient."
De Kazan, Raspoutine retourne à Pokrovskoïe en 1903. Mais la renommée qu’il y avait acquise est parvenue à Saint-Pétersbourg, et l’inspecteur de l’Académie religieuse de la capitale, l’évêque Théophane, annonce : "En Sibérie, était apparu un prophète, un homme d’une clairvoyance divine, un ascète, un faiseur de miracles du nom de Grigori."
Raspoutine conquiert Saint-Pétersbourg
Au printemps 1903, Raspoutine arrive à Saint-Pétersbourg. L’évêque Théophane le loge chez lui. Le staretz fait aussi la conquête de l’évêque Hermogène et même du père Jean de Cronstadt, qui avait marié le tsar Nicolas II et Alexandra au Palais d’Hiver.
Très rapidement, Raspoutine devient la coqueluche de Saint-Pétersbourg. Ses soutiens les plus efficaces sont deux filles du roi Nicolas de Monténégro, Anastasia qui a épousé le grand-duc Nicolas de Russie, futur général en chef des Armées Impériales en 1914, et Militza, qui a épousé le frère de Nicolas, le grand- duc Pierre. Les "princesses noires", ainsi surnommées tant pour la couleur de leurs cheveux que pour leur goût du spiritisme, reçoivent Raspoutine chez elles et le présentent au "tout Saint-Pétersbourg".
Le 17 novembre 1905, Nicolas II écrit dans son journal : "Nous avons bu le thé chez Anastasia et Milliza. Nous avons fait la connaissance d’un homme de Dieu, de la province de Tobolsk."
C’est la première rencontre du couple impérial avec Raspoutine. Elle a lieu dans une période difficile, après la guerre perdue contre le Japon, la mutinerie du cuirassé Potemkine, et avant la terrible journée dite du "Dimanche Rouge" de décembre 1905.
L’année suivante, le 15 octobre 1906, le tsar et la tsarine, toujours très inquiets pour la santé de leur petit garçon, reçoivent pour la première fois Raspoutine au Palais Alexandre, leur résidence principale à Tsarskoïe Selo. Raspoutine y rencontre aussi les quatre grandes duchesses et le petit Alexis. Très observateur, il a remarqué le regard inquiet de la tsarine vers son fils. Il sait scruter les âmes et les douleurs. Il bénit la famille impériale avant de partir.
C’est seulement en octobre 1907 que la tsarine fait appeler, pour la première fois, Raspoutine au chevet de son fils. Alexis est tombé dans le parc de Tsarskoïe Selo. Un œdème s’est formé sur sa jambe. Il souffre atrocement, les médecins ne parviennent pas à le soulager. Raspoutine s’assied à côté de l’enfant, sans le toucher. Il se contente de le fixer longuement, dans un état de concentration intense. L’enfant se calme et réussit à s’endormir. Le lendemain, l’œdème se résorbe.
A partir de ce moment là, le starets prend souvent le chemin du palais. Son intermédiaire est Anna Vyroubova, la dame d’honneur préférée de la tsarine. Elle n’est ni très belle ni très intelligente, totalement dévouée à Alexandra, sans doute secrètement amoureuse de Nicolas II. Elle est surtout une disciple inconditionnelle de Raspoutine.
La rançon du succès
Mais Raspoutine n’a pas que des adeptes. Il a aussi beaucoup d’ennemis. Il pratique une débauche débridée en compagnie de nombreuses femmes, dans des établissements de bains à la périphérie de Saint-Pétersbourg. Il consulte et reçoit beaucoup dans son appartement. A Saint-Pétersbourg, il prend même des rendez-vous par téléphone !
Il a visiblement de l’argent puisqu’il s’est fait construire une maison à un étage dans son village de Sibérie, et c’est la plus belle résidence de Pokrovskoïe ! On la voit de loin, au milieu des fleurs. Si le rez-de-chaussée est très simple, le premier étage dispose d’un confort exceptionnel vu le contexte : un piano, un sofa, un lustre, des chaises viennoises et même un gramophone. Cette description, on doit la doit à l’évêque Théophane, que tout ce luxe a choqué lorsqu’il a séjourné chez Raspoutine quinze jours à l’été 1909.
L’église orthodoxe commence à s’inquiéter de la vraie nature de Raspoutine. Théophane lance une campagne de presse contre lui, mettant en doute sa foi orthodoxe. Un autre ami de Raspoutine, le pope Iliodore, à qui Grigori a sauvé la mise à plusieurs reprises après des prêches un peu trop anti-gouvernementaux, va aussi le trahir. Alors qu’il séjourne chez Raspoutine à Pokrovskoïe, celui-ci se vante auprès de son invité et ami de sa proximité avec la famille impériale. Il lui montre de nombreuses lettres de la tsarine et de ses filles. Des missives naïves mais très affectueuses. Il les vole et s’en servira plus tard pour déstabiliser le staretz et la famille impériale.
Le comportement de Raspoutine alarme aussi le Premier ministre Stolypine qui ose mettre en garde Nicolas II contre la fréquentation de cet individu peu recommandable. Le tsar, qui n’aimait déjà pas beaucoup cet homme talentueux dont il était certainement un peu jaloux, ne tient aucun compte de cet avertissement. Néanmoins, la police secrète, l’Okhrana, surveille dorénavant les faits et gestes du starets.
L’assassinat de Stolypine par un révolutionnaire déguisé en faux policier, à l’ opéra de Kiev, le 1er septembre 1911, soulage Raspoutine : il est débarrassé de son pire ennemi.
L’année 1913 est une sorte d’apogée pour la famille impériale. Dans toute la Russie, particulièrement à Moscou et à Saint-Pétersbourg, c’est la célébration du tricentenaire de la dynastie des Romanov. Économiquement, le pays s’est redressé grâce aux fameux "emprunts russes". L'illettrisme est aussi en recul. La "révolution de 1905" semble loin et même Lénine, exilé en Suisse, s’inquiète : la Russie n’est vraiment pas prête pour le changement !
La famille est acclamée partout. Le petit tsarévitch, qui se remet doucement de la crise de Spala, assiste à toutes les festivités mais il est très souvent porté par un cosaque. La fragilité de l’enfant est le meilleur atout de Raspoutine. Mais un événement imprévisible et dramatique survient l’année suivante. L’assassinat à Sarajevo, le 28 juin 1914, de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Autriche-Hongrie, et de son épouse Sophie, va conduire les monarchies européennes, et particulièrement la Russie, dans un conflit fatal et sans précédent…
Références bibliographiques :
Prince Félix Youssoupov, Mémoires (V&0 Editions, 1990)
Alexandre Sumpf, Raspoutine (Perrin, 2016)
Eugénie de Grèce, Le Tsarévitch enfant martyr (Perrin, 1990)
Jean des Cars, Nicolas II et Alexandra de Russie, une tragédie impériale (Perrin, 2015)
Vous voulez écouter les autres épisodes de ce podcast ?
>> Retrouvez-les sur notre site Europe1.fr et sur Apple Podcasts, SoundCloud, Dailymotion et YouTube, ou vos plateformes habituelles d’écoute.
>> Retrouvez ici le mode d'emploi pour écouter tous les podcasts d'Europe 1
"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Chef de projet : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière
Diffusion et édition : Clémence Olivier
Graphisme : Europe 1 Studio