Estimant que le moment n'était pas approprié, Michel Field a renoncé à diffuser l'intégralité d'un reportage sur l'affaire Bygmalion tout en assurant n'avoir subit aucune pression de Nicolas Sarkozy.
L’info média du jour, c’est ce bras de fer à France 2. Un duel entre la journaliste Élise Lucet et son patron, Michel Field. En cause, la diffusion d’un reportage sur l’affaire Bygmalion.
D’abord, pour bien comprendre cette affaire, il faut se pencher sur les acteurs.
D’un côté, on a un chef de l’information du groupe France Télévisions, Michel Field, qui est affaibli au sein même de sa rédaction. Au mois d’avril, une motion de défiance a été votée contre lui. Il y a mieux pour asseoir sa crédibilité.
Tant bien que mal, chahuté par le désaveu de ses journalistes, il prépare une année à haut risque puisque c'est une année d’élection présidentielle. Il doit prouver à ses détracteurs qu’il est le garant d’une information impartiale, irréprochable, qu’il n’est téléguidé par personne et surtout qu’il n’est pas soumis au pouvoir en place et à François Hollande. Un reproche qu’on lui fait régulièrement, notamment avec la mise en place de la chaîne info de service public, dont on dit qu’elle était attendue et désirée même par le président de la République.
De l’autre côté, on a une journaliste exigeante, indépendante et pugnace. Cette journaliste, c’est Élise Lucet. Elle n’est jamais décidée à laisser sa carte de presse dans sa poche, au nom des intérêts des uns ou des autres. Ce qui a le don d’agacer ceux qui se retrouvent face à elle. Mais ça lui donne surtout un statut d’incorruptible qui plait au public et qui colle idéalement à l’image qu’on se fait d’une information de service public. C’est ce statut qui a motivé sa hiérarchie à la nommer au mois d’avril aux commandes du magazine d’info historique de France 2, Envoyé Spécial. Un poste où elle s’investit à plein dès son arrivée, Elise Lucet constitue ses équipes et lance plusieurs enquêtes au long cours. Parmi elles, il y en a une qui lui tient à cœur, elle tourne autour du financement de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2012, l’affaire Bygmalion.
Un sujet soumis au début de l’été à Michel Field, qui en valide le principe et qui valide surtout dans un premier temps la date de sa diffusion, à la rentrée, pour la première de la nouvelle formule d’Envoyé Spécial, le 29 septembre prochain.
Mais depuis, le contexte a changé.
Oui, dans le courant de l’été, le patron de l’info du service public fait machine arrière. C’est le Canard Enchainé qui le raconte dans son édition d’hier. Selon Michel Field, le timing n’est plus le bon.
L’enquête d’Élise Lucet s’annonce explosive. Ses équipes ont décroché ce qui ressemble bien à un scoop : une interview en exclusivité de Franck Attal, le patron de la filiale de Bygmalion qui organisait les meetings de Nicolas Sarkozy. C’est la première fois que le témoin-clé de cette affaire politico-financière s’exprime publiquement. Pour Élise Lucet, c’est donc l’occasion de frapper un grand coup pour sa première à la tête d’Envoyé spécial.
Mais voilà, Michel Field estime que le contexte de la campagne des primaires de la droite et du centre change la donne. Il considère que sortir ce document, à ce moment de l’année aurait pour effet de "parasiter" la lutte pour l’investiture, de "l’instrumentaliser" même, notamment au profit des meilleurs ennemis de Nicolas Sarkozy, en interne, au sein même des Républicains. On pense par exemple à Jean-François Copé, qui est un proche de Franck Attal.
Et puis, il y a un autre enjeu qui n’est pas à négliger : le 15 septembre prochain, France 2 lance L’émission politique, son grand magazine politique. Hasard ou Coïncidence ? Le premier invité de ce nouveau programme, c’est Nicolas Sarkozy. Selon de nombreuses sources, il aurait menacé d’annuler sa venue si le reportage d’Envoyé Spécial était diffusé pendant la primaire.
L’entourage de l’ancien président a beau répéter qu’il n’a exercé aucun chantage sur France 2, certains avancent au contraire que Nicolas Sarkozy aurait passé de nombreux coups de fil et qu’il aurait remis en question la retransmission du troisième débat de la primaire de droite. Un débat que France 2 souhaite retransmettre en prime time, à la fin du mois de novembre. C’est donc le calendrier des Républicains qui dicterait celui de France Télévisions.
Mais tout s’accélère en début de semaine.
Oui, lundi dernier, avec la demande de renvoi en correctionnelle de Nicolas Sarkozy par le Parquet de Paris. Cette demande rallume les pleins phares sur l’affaire Bygmalion et elle donne encore plus de valeur au témoignage de Franck Attal recueilli par Envoyé spécial.
Michel Field se retrouve face à un dilemme : que faire de ce scoop, qui devient un objet embarrassant ?
À la direction de France Télé, on se dit alors qu’on ne peut plus attendre, qu’il faut "dégainer" cette interview, plus tôt que prévu.
Mardi, le service communication de France 2 annonce qu’elle diffuserait ce reportage dans une version inédite de 26 minutes ce soir, entre le journal de 20 heures et le prime-time. Un passage au forceps que qu’Elise Lucet découvre au dernier moment ce qu’elle refuse en bloc. Elle sait que son reportage ne sera pas prêt aussi rapidement et surtout, elle veut en garder l’exclusivité pour la première d’Envoyé Spécial.
Mardi dernier, elle monte au 8e étage, celui de la direction. Un témoin de la scène nous raconte qu’elle a débarqué furax, virulente même, brandissant à mots à peine couverts la menace d’une nouvelle motion de défiance contre Michel Field. Une attitude qui a fortement déplu à Delphine Ernotte, la présidente de France Télé, qui a donc tranché, sous la forme d’un compromis : un sujet de 6 minutes sera diffusé ce soir dans le 20 heures.
Cette affaire dans l’affaire, Le Canard enchaîné la qualifie de "big boxon à France Télé", de "pataquès" pour le Parisien-Aujourd’hui en France ce matin, c’est la "zizanie" pour Télérama, c’est même un "psychodrame…
Quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est en tout cas la première chronique d’une relation qui s’annonce tumultueuse entre Michel Field et Élise Lucet.
Si à France Télé, on nous confiait hier soir que ce type de différend n’était pas rare dans une rédaction, que c’est même plutôt "sain", on ne peut s’empêcher de penser qu’elle est le présage de lendemains chaotiques. Hier soir, un délégué syndical de France Télé estimait qu’avec cet épisode, Michel Field montrait qu’il avait oublié "les principes du journalisme". Il le sommait aussi de "s’expliquer ou de partir".
Michel Field voulait imposer une journaliste connue et reconnue pour son indépendance et son fort caractère. Il était sans doute loin d’imaginer qu’il serait le premier à en faire les frais…