Stéphane Bern raconte une grande-Duchesse et une terrible nuit, une princesse qui fait encore parler d’elle aujourd’hui, plus de 100 ans après son assassinat. Ou la véritable histoire de la nuit de la mort de la Grande-duchesse Anastasia Romanov.
Qui était cette favorite de son père le tsar Nicolas II ? Pourquoi sa mort cette nuit du 17 juillet 1918 a-t-elle ouvert la voie à un mythe qui a parcouru le XXe siècle ? Et est-on bien sûr qu’elle n’est pas de la famille d’Anne Roumanoff ?
Pour en parler, Stéphane Bern reçoit Alexandre Sumpf, historien spécialiste de l'histoire de la Russie, auteur de «Okhrana, La police secrète des Tsars».
Nous sommes au cœur de l'été 1918, à Ekaterinbourg, dans les steppes de l'Oural. Ce 16 juillet, en pleine guerre civile, à 10h du soir, Anastasia Romanova, qui vient tout juste d'avoir 17, ans se couche au côté de ses sœurs aînées Olga, Tatiana et Maria. Dans la chambre mitoyenne dort son petit frère Alexis ainsi que sa mère Alexandra et son père Nicolas II, le tsar déchu de l'Empire russe. Voilà deux mois que les Romanov ont été enfermés dans la villa d'un riche propriétaire, réquisitionnée par les bolcheviques, la Villa Ipatiev.
Zones d'ombres et rumeurs
À minuit, Iakov Iourovski, en charge de la détention des Romanov, réveille la famille en urgence. Il demande à tous de se vêtir afin d'évacuer au plus vite la maison. Un bataillon étranger de l'armée contre-révolutionnaire est aux portes de la ville. Nicolas Romanov sort en premier, portant Alexis dans ses bras. Sa femme et ses filles le rejoignent, suivies par le docteur de la famille et leurs touts derniers domestiques, devenus prisonniers volontaires.
Leur geôlier les guide jusqu'à une pièce en sous-sol. À la demande des époux, deux chaises sont apportées. Nicolas s'assoit avec son fils sur ses genoux et debout derrière lui se tiennent les quatre sœurs en tenue de voyage. Iakov Iourovski les informe que les voitures sont en route pour venir les chercher, puis il sort de la pièce et remonte à l'étage.
Que s'est-il passé cette nuit-là ? Quoi qu'il en soit, quinze jours plus tard, Pierre Gilliard, le précepteur suisse des enfants du couple impérial, arrive à Ekaterinbourg. Si le tsar n'est visiblement plus, Gilliard est à la recherche de l'Impératrice et de ses enfants qui, d'après l'annonce officielle, ont été évacués et mis en lieu sûr.
Aussitôt, il se rend auprès du magistrat Nikolaï Sokolov, un juge d'instruction tout juste mandaté par les contrerévolutionnaires afin d'enquêter sur l'assassinat présumé du tsar. Mais l'espoir du précepteur s'amenuise au fur et à mesure des découvertes de Sokolov. Malgré tout, il décide de l'accompagner à une vingtaine de kilomètres de là, dans une petite forêt de pins où l'enquêteur espère découvrir la vérité.
Bien des rumeurs vont se glisser dans les zones d'ombre de cette enquête. L’une d'elles voudrait que tous les enfants du couple impérial, les quatre grandes duchesses et le tsarévitch Alexis, ne soient pas mort assassinés cette nuit-là, et que l'une des filles au moins aurait survécu. Une miraculée : la grande duchesse Anastasia, la plus jeune des quatre sœurs Romanov. Et son enfance privilégiée auprès de sa famille à l'écart du monde ne laissait nullement présager un tel destin…
Une naissance dans un monde changeant
Anastasia Nikolaïevna Romanova vient au monde le 18 juin 1901. Elle est la quatrième fille de l'empereur Nicolas II, autocrate d'un immense empire millénaire qui, en retard par rapport à ses voisins européens, se modernise alors à grand pas.
Cette société rurale soumise à son tsar se modifie en profondeur : en quelques décennies à peine, le monde russe se transforme. Il ne se limite plus à une classe dirigeante aristocratique d'un côté, et une masse paysanne de l'autre. Le pays voit l’essor d'une bourgeoisie nouvelle et surtout d'une classe ouvrière qui ne cesse de croître.
Les nouveaux monarques ne sont pas adaptés à de tels défis. Le jeune Nicolas Romanov est le premier à le savoir lorsqu'il accède au trône, à seulement 26 ans. Il est resté en retrait du pouvoir et n'a qu'une vague idée de la chose politique. Il s'est marié avec une princesse étrangère très pieuse, qui a adopté la religion et le pays de son mari, et a abandonné son patronyme allemand pour celui d'Alexandra Feodorovna. La splendeur de leur sacre, le 18 mai 1896, est éclipsée par un mouvement de foule qui fait plus d'un millier de morts à Moscou. Comme un mauvais présage.
Pourtant, on attend beaucoup de ce jeune couple ; un vent nouveau souffle sur ce pays qui a tant besoin de réformes. Mais les espoirs de toute une génération sont vite balayés : le nouveau tsar se veut fidèle à l'héritage autocratique. Mystique, la jeune Impératrice croit à la sacralité de ce mari qu'elle vénère. Le tsar et la tsarine vivent un grand amour et entendent régner en maîtres absolus de la Sainte Russie.
Une enfance heureuse avec sa famille
Même si ses parents espéraient un garçon, la petite dernière, Anastasia, est élevée dans le même amour que ses sœurs Olga, Tatiana et Maria. Plutôt que le Palais d'Hiver de Saint-Pétersbourg, les parents ont choisi de s'installer au palais Alexandre à Tsarskoïe Selo, en périphérie de la capitale. C’est une demeure somptueuse, dans un parc immense, à l'image de la fortune colossale de la famille Romanov.
Dans cet univers privilégié et fermé au monde extérieur, Anastasia passe une enfance heureuse. Souvent indisciplinée, elle échappe aux réprimandes de ses gouvernantes anglaises, comme aux cours de français du précepteur Gilliard. Elle préfère s'aventurer au sommet des plus hauts arbres du parc jusqu'à ce que le tsar inquiet hurle à sa fille de descendre.
L'impératrice se fait mère au foyer et fait son possible pour maintenir une forme de simplicité éducative. Les appartements privés du palais Alexandre ont l'apparence d'une grande maison bourgeoise de l'Angleterre victorienne : les papiers peints des chambres sont fleuris, les lits des quatre grandes duchesses sont sommaires, leurs tenues discrètes. Inséparables, douces et drôles, elles se comportent davantage en jeunes filles modèles qu'en princesses impériales. Les Romanov forment ainsi un foyer très fermé où la tendresse règne, où l'on s'écrit des mots affectueux, comme celui que la plus jeune fille du tsar, qui est aussi sa préférée, laisse sur son bureau :
" Mon génial papa, je ne veux pas aller au lit, je veux être avec toi où que tu sois. "
Nicolas Romanov partage sans aucun doute les mêmes aspirations : il n'aime guère l'exercice du pouvoir, dont il peine à comprendre les rouages. Il préfère se promener dans le parc avec ses filles, donner le bain aux plus petits, prendre le thé avec son épouse pendant que les unes tricotent et que les autres jouent sur le tapis des appartements privés. Et c'est à contre-cœur qu'il retourne à son bureau, dans une autre aile du palais, jusqu'au moment tant attendu du dîner en famille, à l'abri des regards autour d'une cuisine simple et sans fioriture.
La rencontre avec Raspoutine
Ce retrait protecteur s'est intensifié dans les années qui ont suivi la naissance du petit Alexis en 1904, l'année où le malheur s'abat pour la toute première fois sur la famille Romanov. L’héritier tant attendu, le tsarévitch, est atteint d'hémophilie et souffre de douloureuses hémorragies internes, qui s'aggravent en grandissant. Ses parents accompagnent l'enfant pendant ses longues heures de souffrance.
Un soir, on présente à la petite Anastasia un homme de haute silhouette et d'allure peu soignée, un fils de paysan de Sibérie au regard pénétrant venu examiner son petit frère. Sa mère l'a fait entrer en toute discrétion par la petite porte du palais.
Il se nomme Grigori Raspoutine, il s'est autoproclamé homme de Dieu et depuis peu, il commence à se faire connaître dans la haute société pétersbourgeoise pour ses talents de guérisseur.
Grâce à lui, l'état du tsarévitch semble s'améliorer et Raspoutine se rend vite indispensable. En réalité il manipule des parents impuissants face à la douleur de leur fils. Le tsar et la tsarine sont des proies faciles et Raspoutine n'a eu qu'à se glisser dans leurs souffrances. Désormais, l'étrange visiteur du soir a libre accès au palais. Il rejoint le tsarévitch dans sa chambre et lui raconte de vieux contes russes. Anastasia et ses sœurs les rejoignent et il n'est pas rare que le tsar lui-même, accompagné de sa femme, soit de la partie.
Un ange noir est entré dans la vie des Romanov et contribuera bientôt à faire chavirer leur destin. Et le basculement est proche, mais le tsar ne voit rien venir.
Révoltes, guerre et abdication
S’il est exemplaire en privé, il n'en va pas de même dans la sphère publique : un fossé se creuse entre Nicolas II et son peuple. Mal conseillé par son épouse, peu à l'écoute de ses ministres, le tsar demeure sourd aux revendications collectives et les ténèbres qui s'étendent bientôt sur le pays ne vont pas épargner sa famille.
L’année 1905 est celle de la révolte. Le 22 janvier, après que la garde impériale du Palais d'Hiver a ouvert le feu sur une foule de travailleurs en grève, la figure du tsar se fissure. Les attentats s'enchaînent et le régime vacille. Le tsar se rétablit de justesse grâce à quelques concessions libérales, puis son règne reprend son cours, chaque année un peu plus fragile. Huit ans plus tard, au printemps de l'année 1913, Nicolas II célèbre le tricentenaire de la dynastie des Romanov.
Lui et sa famille remontent la Neva, puis la Volga, pour un pèlerinage à travers la Russie. Les quatre grandes duchesses rayonnent : sur leur passage, elles voient des paysans les acclamer, s'agenouiller ou même se jeter à l'eau pour les voir de plus près. Mais le feu couve sous la cendre.
Dès l'hiver, les grèves ouvrières reprennent et même la paysannerie, traditionnellement fidèle au tsar, commence à se révolter. À l'été 1914, la Russie est un pays miné par des années d'instabilité. Elle entre pourtant dans la guerre contre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Le premier conflit mondial désorganise ce pays très mal préparé. Dès 1915, la guerre frappe le sol russe et la misère s'empare des villes. Sur le front, les soldats paysans manquent de tout. Beaucoup, blessés, mutilés ou déserteurs errent dans les rues de la capitale.
Nicolas II, près du front, a laissé le pouvoir à sa femme. Raspoutine, devenu conseiller de l'ombre de la tsarine, est assassiné par le clan familial dans l'espoir d'éviter la catastrophe. Cela n'empêche pas la révolution d'éclater en mars 1917. Le tsar est forcé d'abdiquer. Rentré dans sa capitale, il fond en larmes dans les bras de sa femme.
La famille Romanov prisonnière
Dès lors, celui qui n'est plus que le citoyen Romanov, est assigné à résidence avec sa famille au palais Alexandre. Désormais, de l'autre côté des grilles, en lieu et place des cavaliers cosaques, la Grande Duchesse Anastasia peut observer les soldats de garde. Débraillés, éméchés, certains s'amusent à abattre les biches qui vivent dans le parc.
Âgée de 16 ans, la dernière fille des Romanov voit se décomposer l'univers féérique dans lequel elle avait grandi. Celui-ci n'est plus qu'une prison dorée. Sa mère ne se lève plus de son divan. Son père, abattu, erre en silence dans les pièces vides. Pendant 4 mois, la famille tente pourtant de conserver un semblant de vie commune et de dignité grâce au précepteur Gilliard, qui écrit pour eux des pièces de théâtre. Les cinq enfants recréent une forme de légèreté qui fait la joie de leurs parents.
En août 1917, en toute discrétion, les Romanov sont transférés à Tobolsk, dans la steppe sibérienne, une région isolée jugée tranquille. C’est là-bas, dans la résidence du gouverneur où il loge avec sa famille, que l'ancien tsar apprend que Lénine vient de s'emparer du pouvoir. Il est atterré, comme il le sera en mars de l'année suivante en apprenant le traité de paix catastrophique que les bolcheviques viennent de signer avec l'Allemagne. En secret, il espère encore qu'on les délivre enfin.
Anastasia échappe aux leçons de catéchisme de sa mère pour fumer dans le petit jardin boueux entouré de hautes palissades. Le parc fastueux du palais Alexandre appartient à une autre vie. Dans ses yeux bleus, la malice de l'enfance ne brille plus, l'inquiétude et l'ennui s'y sont invités. À court de ressources pour se distraire, depuis sa fenêtre, désœuvrée, elle regarde les gens passer. Depuis quelques temps déjà, les soldats ne se contentent plus de les dévisager, elle et ses sœurs, comme des bêtes de foire. Ils leur lancent désormais des regards bien plus hostiles.
Une captivité de plus en plus violente
Le 22 avril 1918, un homme mandaté par Moscou se présente à Nicolas Romanov et lui annonce son transfert dans la nouvelle capitale bolchevique. Mais les membres du Soviet de l'Oural interceptent le train lors de son passage à Ekaterinbourg, une ville très hostile au tsar. Le couple impérial est mené de force à la Villa Ipatiev, une maison bourgeoise aussitôt transformée en forteresse. Un mois plus tard, fin mai, les enfants séparés de leurs parents rejoignent la Villa, accompagné de quelques domestiques. Avec l'aide de ces derniers, les jeunes princesses cousent les joyaux de famille dans les doublures de leurs robes.
Privations et humiliations se multiplient. Encouragés à boire, les gardiens brutalisent les prisonniers, les obscénités pleuvent sur les quatre jeunes filles, privées de toute intimité. Afin de rétablir un semblant d'ordre dans la villa, un agent de la police politique, la Tchéka, en prend le commandement. C’est Iakov Iourovski, un homme froid et méthodique, comme tous ses semblables. Il est aussi membre du Soviet local qui a voté l’exécution du tsar et il n'attend plus qu'un aval de Moscou pour passer à l'acte.
La tension devient palpable dans la villa Ipatiev. Au début du mois de juillet, l’Armée blanche approche. L'évasion des Romanov serait terrible pour le pouvoir en place et Lénine s'empresse de donner aux membres du soviet de Ekaterinbourg le droit de disposer comme ils l'entendent des Romanov. Il s'agit en réalité d'une sentence de mort déguisée.
Le 16 juillet, dans l'après-midi, alors que l'ancien tsar et ses filles sont en promenade et que sa femme se repose avec son fils, Iourovski réunit dans sa chambre douze hommes de la Tchéka et leur expose le plan. Dehors, les gardes ont été prévenus de se faire discrets et de ne pas s'inquiéter s'ils entendaient du bruit cette nuit-là dans la villa, et rien de ce qui s'apprête à se dérouler ne doit fuiter. Dans les semaines qui suivent, personne ne pourra prétendre savoir ce qu'il s'est exactement passé au cours de cette nuit du 16 au 17 juillet 1918. Personne ou presque…
L'enquête de deux hommes
Le magistrat Nikolaï Sokolov, mandaté par les Blancs pour enquêter sur l'assassinat présumé du tsar et le suisse Pierre Gilliard font partie des personnes les mieux informées…
Au cours de l'été 1918, voilà presque deux mois que le précepteur a été séparé des enfants qu'il avait sous sa garde, lors de leur voyage pour rejoindre leurs parents à Ekaterinbourg. Depuis la vitre du wagon où il était retenu de force, il a assisté impuissant aux violences que les bolcheviques ont infligé aux quatre sœurs et Alexis. Celui qui a décidé de les suivre dans leur dernière année de captivité n'a d'autre obsession que de les retrouver. Il est loin d'imaginer le véritable déroulé des événements de cette nuit où tout a basculé.
Il a bien appris dans un communiqué officiel l'exécution du tsar dans la nuit du 16 juillet. Mais est-ce la vérité ? Le pays est plongé dans un chaos indescriptible, tout va très vite, tout est rumeur, il ne peut se fier qu'à lui-même. Mais il a bon espoir de retrouver les enfants sains et saufs car le communiqué précise que les autres membres de la famille Romanov sont en vie.
Il rejoint donc la ville d’Ekaterinbourg, occupée depuis peu par un bataillon tchécoslovaque de l'armée blanche et rencontre Nikolaï Sokolov, tout juste nommé juge d'instruction par les contre-révolutionnaires. Le magistrat mène les tous premiers interrogatoires des gardes de la Villa Ipatiev. Après leur arrestation, il y est retourné plusieurs fois, notamment dans cette pièce du sous-sol où il sait désormais que quelque chose s'est passé.
Son attention se porte vers une forêt, située à 20 kilomètres de là, abritant une clairière où quatre pins esseulés, surnommés « les quatre frères », entourent le puits d'une mine désaffectée. Persuadé que toute la famille du tsar a été assassinée, Sokolov pense que tout s'est terminé ici, dans ce bois. Mais il manque de preuves et surtout, il n'a pas retrouvé les corps.
Il n'en faut pas plus pour que des rumeurs commencent à circuler dans la région. Pour beaucoup, les enfants du tsar ne sont pas morts. L’enquête avance, malgré les difficultés des recherches sur le terrain et le manque de preuves.
Il faudra pourtant attendre 1991 pour que ces corps soient enfin retrouvés, exhumés d'un sentier de forêt à proximité de la clairière des quatre frères. On présume alors qu'ils sont ceux du tsar, de sa femme et de trois de leurs enfants. Deux corps restent introuvables et la rumeur de la survie d'Anastasia, présente depuis toujours, se ravive.
Sept ans plus tard, en 1998, l'ADN confirme que les cinq corps sont bien ceux des parents et de leurs enfants. Dix ans de plus et on les identifie formellement : Anastasia est l'un d'entre eux.
Entretemps, les deux corps manquants ont été retrouvés et authentifiés eux aussi. Ce sont ceux de Maria et d'Alexis, qui rejoignent alors les restes de leur famille, à jamais réunis dans la crypte de la cathédrale Pierre et Paul de Saint-Pétersbourg.
Habité par sa quête de la vérité, Pierre Gilliard resta près de trois années au côté du magistrat pour l'aider à résoudre les mystères entourant le crime, avant de quitter la Russie pour la Suisse, hélas persuadé que Sokolov avait raison dès les prémisses de son enquête.
Aujourd’hui, en recoupant les témoignages, il est possible d'établir un récit précis de la nuit du 17 juillet, à la villa Ipatiev.
La nuit du meurtre d'Anastasia et de la famille Romanov
Iourovski redescend de l'étage où il était monté, suivi par douze agents. Il entre dans la pièce où l'attend la famille impériale, accompagnée du valet Trupp, du cuisinier Kharitonov, du docteur Botkine et de la femme de chambre Demidova. Le policier s'avance alors devant le groupe et d'une voix nerveuse, annonce de façon expéditive la sentence de mort dont il a reçu l'ordre, comme pour légitimer l'acte barbare qui va suivre.
Le tsar se lève de sa chaise pour protester. Iourovski le met en joue et tire une balle à bout portant qui le tue sur-le-champ. C’est le signal. Dans la panique générale, les bourreaux déchargent leur revolver et les corps tombent les uns après les autres. Dans un premier temps, les enfants échappent à leurs tueurs. Le tsarévitch rampe sur le sol avant d'être abattu. Les balles ratent leurs cibles ou ricochent sur les nombreux bijoux que cachent les sœurs dans les doublures de leurs robes. Les tueurs se crispent et vident leur chargeur en direction des grandes duchesses.
Anastasia est la toute dernière de sa famille à rester en vie. Non touchée, elle s'est évanouie. Elle reprend connaissance, hurle d’effroi et les tueurs se ruent sur elle à la baïonnette. Son chien King Charles s'échappe de ses bras et reçoit un coup de crosse. Le silence s'installe. Tout est fini.
Les corps sont chargés à l'arrière d'un camion puis amenés jusqu'à la clairière des quatre frères où ils sont alors sectionnés puis en partie brûlés. Les bourreaux reviennent le lendemain pour finir la besogne. Dans la précipitation, ils tentent de faire disparaître les corps par différents moyens et changent d'emplacements. Dans leur va-et-vient, les pierreries des grandes duchesses cachées dans la doublure des robes, s’éparpillent dans les bois.
Depuis Moscou, Lénine choisit de dissimuler au public la mort des enfants mais il ordonne que tous les autres membres de la famille Romanov soient massacrés au cours des jours qui suivent l'exécution du tsar. Quelques tantes et cousins parviendront pourtant à s'échapper et s'éparpilleront aux quatre coins du monde, un peu comme les bijoux de la famille Romanov dans la clairière des quatre frères en cette sombre nuit de juillet 1918.
La famille Romanov réhabilitée
Pourtant, beaucoup ne croient toujours pas à cette disparition. Pour preuve, les nombreuses réapparitions de la Grande Duchesse Anastasia… Dès les semaines qui succèdent au massacre des Romanov, nombreuses sont celles qui se présentent comme la dernière des grandes duchesses et nombreux sont ceux aussi qui assurent l'avoir reconnue.
Anastasia n'est plus depuis 1918 et pourtant elle vit toujours dans les mémoires et demeure sans nul doute la plus célèbre des cinq enfants Romanov. Aujourd’hui encore, malgré les certitudes, la rumeur persiste. On peut se demander pourquoi le mythe survit ?
Peut-être parce qu’Anastasia symbolise à elle seule le martyr des Romanov. Sa légende dissimule un sentiment de culpabilité collective comme le montre la réhabilitation progressive de la famille impériale depuis plus de trente ans. Devenu malgré elle le symbole de la violence bolchevique, le crime originel de la révolution d'Octobre en quelque sorte.
Le président russe Boris Eltsine dira lui-même qu'il constituait l'une des pages les plus honteuses de l'histoire du pays. Sur les lieux du massacre, il fera construire une église, l’Eglise de Tous-les-Saints (ou église du sang versé), inaugurée en 2003, où depuis cette date, se rendent de nombreux pèlerinages.
Depuis la canonisation de la famille impériale en l'an 2000, Nicolas II est redevenu une figure sacrée et comme au temp des tsars, les visiteurs s'agenouillent et embrassent les icônes enluminées de sa famille. Dans les foyers du pays, le portrait du dernier tsar de Russie est désormais plus présent que celui de Lénine.
Comble du paradoxe, en 2008, sur la chaîne de télévision publique Rossiya, l'ancien souverain arrivait à la première place du classement provisoire du concours du plus illustre des Russes. La seconde position revenait alors à Joseph Staline, comme le symbole d'une perte de repères, d'une schizophrénie mémorielle de cette Russie qui n'a pas fait la paix, ni avec ses morts, ni avec l'histoire tragique de son siècle passé.
Invité :
-Alexandre Sumpf, historien spécialiste de l'histoire de la Russie, auteur de Okhrana, La police secrète des Tsars