Les écoliers répètent son nom en classe d'histoire-géo, mais imaginent-ils les soubresauts rocambolesques de la vie de Jean Monnet ?
Monnet, comme le peintre ? Avec deux "N" ou un seul ? Vous réfléchissez, pas de panique, la plupart des gens aussi. Vous ne voyez pas de qui on parle, la plupart des gens non plus. Faites un autre test : regarder sa photo, dans un livre d’histoire du 20ème siècle. Un moustachu, dégarni, d’apparence passe-partout, un homme impossible à identifier, sans son nom dessous.
Jean Monnet, sans doute, l’inconnu le plus célèbre de notre Histoire. Un homme dont le souvenir est inscrit en France au-dessus de 565 rues, places, carrefours et ronds-points, sur le fronton de 140 écoles, collèges, lycées et facultés. Jean Monnet, l’un des hommes politiques les plus visionnaires du 20ème siècle, le premier à avoir anticipé la mondialisation. Un homme qui inventa l’Europe, non pas "pour coaliser les Etats", disait-il, mais pour "rassembler les hommes."
Jean Monnet, l’homme dont l’action près de 30 ans après sa mort, influence le plus notre vie aujourd’hui. L’Europe, une idée, un projet qui ne pris forme que tardivement dans l’esprit de cet homme qui passa la première moitié de sa vie à faire du business et de l’argent. Un fils de producteur de Cognac né en 1888. La 3ème République, les premiers emprunts russes. Les Français qui entendent pour la première fois l’Internationale. Jean Omer Marie Gabriel Monnet est élevé au milieu des vignes, des alambics et de l’argenterie. Sa famille a des terres, de l’argent et des ambitions pour lui. Problème : le jeune charentais n’aime pas l’école, il l’arrêtera donc à 16 ans et n’aura jamais son baccalauréat.
C’est le Cognac qui le sauvera. La boisson familiale que son père l’enverra vendre dans le monde entier. Basé à Londres, il se rendra en Amérique, en Russie, en Suède, en Egypte. Il passera des deals et affrétera des bateaux. Le jeune commis-voyageur parle parfaitement anglais, une qualité rarissime pour un français à l’époque. Il est intelligent, infatigable et possède déjà une formidable capacité à convaincre ses interlocuteurs. Un véritable don, "un mélange de patience et d’opiniâtreté, combinée à une absence totale de vanité" résumera plus tard l’un de ses vieux amis. Jean Monnet réussira ainsi dès 1914, juste après la première bataille de la Marne, à persuader le président du Conseil de l’époque, rencontré grâce à un piston paternel, de lui confier la coordination du ravitaillement des armées françaises et britanniques. Réformé à cause d’une saloperie pulmonaire, Jean Monnet passera toute la Grande Guerre à négocier. Il n’a pas encore 30 ans et il fait déjà des miracles dans la mise en commun des ressources, la mutualisation des moyens.
Il en tirera de belles commissions, un joli carnet d’adresses et une superbe réputation, qui lui vaudra d’être nommé, dès 1920, n°2 de la toute jeune Société des nations. Trois ans plus tard, les Cognacs Monnet vont mal. Il démissionne et retourne en Charentes sauver l’entreprise familiale. La Prohibition sévit aux Etats-Unis, plus une goutte d’alcool n'y coule légalement. L’ancien commis-voyageur se rendra, mystérieusement, plusieurs fois à Saint-Pierre et Miquelon, un petit bout de France à 1000km seulement des côtes américaines, la plus importante plaque tournante du trafic d’alcool pendant la prohibition. "L’ile au champagne", comme on surnomme l’archipel à l’époque, un repère de pêcheurs de morues devenus contrebandiers, la base arrière de tous les gangsters d’Al Capone.
Les Cognacs Monnet seront sauvés. Les poches pleines de dollars, Monnet fondera une banque à San Francisco. Business man international, conseiller financier de Tchang Kai-Chek, le généralissime Président de la première République de Chine, qui disait de Monnet qu’il y avait "quelque chose de chinois" chez lui.
Entre deux voyages, il tombera amoureux d’une italienne : Sylvia, une femme mariée, qui deviendra soviétique pour pouvoir divorcer de son mari italien et épouser Monnet dans la foulée. Un mariage conclu dans le Moscou de Staline. "Sylvia, disait le Père de l’Europe, la plus belle opération de ma vie. La seule personne au monde qui ne m’a jamais pris au sérieux."
Riche et heureux en ménage, Jean Monnet aura plus de 50 ans lorsqu’il commencera à imaginer l’Europe. Son autre vie, il l’inventera d’abord sous la forme d’un axe franco-britannique pour combattre les nazis au début de la seconde guerre mondiale. Puis en créant après 1945 différents partenariats pour éviter la guerre, pour faire des ennemis d’hier des associés de demain. Toujours son obsession de mise en commun et de regroupements d’intérêts.
Une communauté de plus en plus hétéroclite, une Europe qui n’a cessé de grandir, de grossir. Une Europe qui ne fonctionne plus très bien, mais c’est cette Europe de Jean Monnet, qui depuis plus 60 ans nous a épargné la guerre. Du jamais vu dans l’histoire de notre vieux continent...
Texte de Marc Messier