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Stéphane Bern, entouré de ses chroniqueurs historiquement drôles et parfaitement informés, s’amuse avec l’Histoire – la grande, la petite, la moyenne… - et retrace les destins extraordinaires de personnalités qui n’auraient jamais pu se croiser, pour deux heures où le savoir et l’humour avancent main dans la main. Aujourd'hui, D'Artagnan. 

A la fin des années 50, une famille française sur huit possède l’un de ces énormes meubles de télévision qui trône au milieu du salon. L’ORTF n’est pas encore née, on parle encore de RTF, Radio Télévision Française, avec une seule chaîne en noir et blanc. Pour attirer les téléspectateurs, il faut des productions suffisamment prestigieuses pour qu’on décide de s’offrir le fameux poste de télévision. Alors, à l’hiver 1959, la RTF décide de frapper un grand coup en diffusant, le soir de Noël, un téléfilm ambitieux adapté de l’un des romans les plus fameux d’Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires.

Pour s’attaquer à un monument pareil, il en faut un autre. La RTF se tourne alors vers Claude Barma, réalisateur chevronné, qui a déjà assuré le premier direct de la télévision française et qui réalisera bientôt le légendaire Belphégor. Mais encore faut-il trouver le bon d’Artagnan.

Une devise inventée

Pour incarner les autres mousquetaires, Claude Barma choisit des comédiens confirmés : Jean Chevrier sera le noble Athos, Hubert Noël le mystérieux Aramis, Daniel Sorano le truculant Porthos. Pour d’Artagnan, un rôle déjà interprété par les plus grands à l’écran, Barma se tourne vers un quasi inconnu dont la carrière éclatera l’année suivante dans A bout de souffle, de Jean-Luc Godard : Jean-Paul Belmondo.

Sur le papier, ce choix sonne comme une évidence. Après tout, Belmondo a quelques points communs avec le jeune Gascon : téméraire en diable, charmeur, athlétique, moqueur, un rien fanfaron… A l’écran, l’alchimie fonctionne. Mais interpréter d'Artagnan n'a rien de simple car la réalité et la fiction se mêlent très facilement...

« Un pour tous ! Tous pour un ! ». Cette fameuse devise des mousquetaires n’apparaît pas dans les romans d’Alexandre Dumas, en tout cas pas sous cette forme, et encore moins dans la réalité puisque telle n’était pas la devise des mousquetaires. Sur le plateau, contre toute attente, Belmondo n’apprécie pas l’expérience, excédé par des cadences d’autant plus infernales que le téléfilm est en partie diffusé en direct. Belmondo vient de l’apprendre à ses dépens : incarner d’Artagnan n’est jamais simple. Et d’ailleurs, quel d’Artagnan ?

L'homme de confiance de Mazarin

 

C’est là toute l’ambiguïté du rôle : si Milady sort tout droit de l’imagination de Dumas, son héros est parfaitement réel, comme ses trois compagnons. Athos, Porthos et Aramis ont bel et bien existé et ils se sont sans doute connus sur les champs de bataille. Pour le reste, le personnage de Dumas n’a pas grand-chose à voir avec la réalité : le romancier a beaucoup brodé en parlant des fausses Mémoires du vrai d’Artagnan, rédigées bien après sa mort par un plumitif imaginatif : Courtilz de Sandras.

Dans le livre, le jeune homme a 18 ans quand il arrive à Paris en 1625 pour chercher honneur et fortune dans la compagnie des mousquetaires du roi. Dans la réalité, le véritable d’Artagnan, Charles de Batz de Castelmore de son vrai nom, n’en avait que 13. Et s’il est bien issu de la petite noblesse gasconne, ce détail change bien des choses. Dans les livres de Dumas, il entre au service de Louis XIII. Dans la réalité, Charles de Batz, qui a emprunté le nom de d’Artagnan à sa mère, n’a guère eu l’occasion de se frotter qu’au cardinal de Richelieu. Sa carrière commence en Flandres, du côté d’Arras, avec l’abominable Guerre de trente ans. A-t-il croisé là les véritables Athos, Porthos et Aramis ? C’est possible mais rien ne permet de l’affirmer.

Ce qui est certain, c’est que sa carrière suit celle de Mazarin, jusque dans les tourments de la Fronde, quand les grands seigneurs se rebellent contre un cardinal détesté, n’hésitant pas à remettre en cause l’autorité du tout jeune Louis XIV. D’Artagnan, c’est l’homme de confiance de Mazarin, celui qui sillonne le royaume pour porter le message du cardinal, menacer les uns et cajoler les autres. En 1758, cette fidélité trouve sa récompense : voilà d’Artagnan nommé sous-lieutenant des 150 mousquetaires du roi. C’est un poste prestigieux et surtout puissant.

D'Artagnan, l'homme qui inspire le respect

 

Gagnant la confiance du jeune Roi Soleil comme il avait gagné celle de son ministre, d’Artagnan se montre assez fidèle et droit pour qu’on lui confie les missions les plus délicates. La protection du roi d’abord, comme au cours de l'expédition qui mène Louis XIV à la frontière espagnole pour le mariage qui doit l’unir à l’infante Marie-Thérèse d’Autriche. Des règlements de compte plus politiques, ensuite, lorsque le mousquetaire se voit confier l’arrestation de Fouquet, le puissant surintendant des finances dont le train de vie et les malversations ont fini par épuiser la patience royale. Et le mousquetaire s’en tire avec une certaine élégance. D’Angers à Vincennes, jusqu’à la forteresse de Pignerolles, dans les Alpes, d’Artagnan s’acquitte de sa tâche avec une humanité qui lui vaut le respect de son illustre prisonnier, le tout sans fâcher Louis XIV, bien au contraire.

En 1666, d’Artagnan est nommé « Capitaine des petits chiens du Roi courant le chevreuil », une charge qui lui assure un logement à Versailles. Mais derrière le gentilhomme, l’homme de guerre n’est jamais loin. Dès l’année suivante, d’Artagnan est aux premières loges des combats dans les Flandres, encore. L’année d’après, on le retrouve au siège de Besançon, pour un autre succès.

En 1672, sa loyauté est à nouveau récompensée quand on le nomme gouverneur de Lille, française depuis cinq ans. La place est belle mais sur le terrain, c’est autre chose. En pleine guerre contre les Provinces Unies, d’Artagnan a fort à faire pour tenir ses troupes et il se heurte au maréchal Vauban, qu’il ne consulte pas toujours pour construire sa toute nouvelle forteresse. Quelques mois plus tard, hélas, d’Artagnan finit par rencontrer son destin.

"J'ai perdu d'Artagnan"

Appelé par le roi devant Maastricht assiégé par 40 000 français, le sexagénaire est touché à la gorge par une balle venue des remparts, au moment où il vole au secours de quelques soldats en difficulté. Tandis que quatre de ses hommes sont tués pour ramener son corps sous sa tente, le Roi Soleil fait donner une messe. Le soir, il écrit à la reine : « Madame, j’ai perdu d’Artagnan, en qui j’avais toute confiance et qui m’était bon à tout. »

Loyal, courageux, aimé de ses hommes et respecté de ses ennemis, le vrai d’Artagnan n’avait pas le charme gouailleur de son double de papier mais Dumas n’a pas tout inventé.

Jean-Paul Belmondo, lui, ne jouera plus jamais le rôle du jeune Gascon. Mais ce n’est pas passé loin. En 1961, un an après le téléfilm de Claude Barma, Philippe de Broca est pressenti pour adapter à son tour Les Trois Mousquetaires, sur grand écran cette fois, avec un casting de rêve : Alain Delon, Charles Aznavour, Jean-Claude Brialy, Sophia Loren et Jean-Paul Belmondo en d’Artagnan. Le projet est abandonné mais Philippe de Broca garde l’idée d’une belle aventure de cape et d’épée. Ce sera finalement Cartouche, en 1962.

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