La lauréate du mois dévoile les clés de l’histoire, et raconte sa vie de nomade. Entretien avec cette figure de la littérature turque, traduite dans quelque vingt-cinq langues.
Ce roman très dense raconte l’histoire d’une famille d’immigrés, leur insertion à Londres, jusqu’à un crime. Que diriez-vous pour le résumer ?
Elif Shafak : C’est l’histoire d’une famille mi-kurde mi-turque, et c’est également l’histoire d’un voyage. Les personnages trouvent leur place dans ce monde, d’Istanbul à Londres, et l’on suit la route de leur migration. Ce roman se concentre également sur les relations entre une mère et son fils. Il aborde la frontière entre le masculin et le féminin.
Votre vision des hommes dans ce roman n’est pas très positive.
Dans les familles patriarcales les enfants sont traités différemment. Les petits garçons sont privilégiés, ils grandissent en apprenant qu’ils ont un droit de regard sur la chasteté des femmes. Dans cette histoire il était important d’explorer l’aspect de la mère, et la façon dont elle dit à son petit garçon de se comporter comme un homme. Elle l’appelle « mon lion, mon sultan ». Cela met une énorme pression sur les hommes. Dans ces situations il n’est pas facile d’être une femme, mais ce n’est pas aisé d’être un homme, et de se comporter de façon masculine.
Avez-vous été inspirée par un fait-divers particulier pour ce crime d’honneur ?
En Turquie et dans toute l’Europe la violence est liée à des questions d’honneur. Les violences domestiques sont un phénomène universel dont il faut parler. Personnellement j’ai été élevée par une femme seule, ce qui n’était pas du tout courant à l’époque. J’ai observé les familles autour de moi durant mon enfance. Et cela a toujours été un sujet important de préoccupation pour moi. Pour ce roman j’ai fait des recherches sur cette question.
Votre roman raconte l’histoire d’une famille de migrants turcs. Vous êtes vous-même turque et migrante. Votre expérience vous a t-elle inspiré ?
Si je peux me permettre, je ne me considère pas comme une immigrée, mais comme une nomade. A la différence d’un immigré, un nomade ne cesse pas de se déplacer. Durant toute la vie j’ai voyagé de ville en ville. Cela a influencé la façon dont je perçois les choses. Quand j’étais une enfant, je vivais à Madrid, et j’étais la seule Turque. Cette question d’identité me préoccupe depuis que je suis très jeune.
Vous sentez-vous proche du personnage d’Elias, qui se définit comme un nomade ?
Oui. C’est un nomade, qui s’occupe de plantes ayant des racines dans les airs. Je suis comme lui.
Le personnage d’Esma semble aussi proche de vous, c’est la narratrice et elle est féministe.
Nous avons des choses en commun. Je connais beaucoup de femmes comme Esma, des jeunes femmes bien éduquées, qui ne veulent pas devenir comme leur mère. Elles sont critiques envers leur famille, elles sont en colère et elles posent des questions. Je m’intéresse à ce qu’elles ressentent, et à la façon dont leur mère les traite.
Ce roman a été publié en anglais. Vous écrivez aussi en turc. Est-ce que vous choisissez la langue en fonction du roman ?
J’aime passer d’une langue à une autre. Quand j’écris sur le chagrin, je suis plus à l’aise en turc. Quand j’écris sur la satire, je trouve cela plus simple en anglais. Cela m’est propre, mais c’est aussi quelque chose de culturel. L’anglais convient bien pour exprimer l’ironie. J’apprécie ces questions de langage depuis mon enfance.
Quel est votre rapport à la Turquie ? Votre roman La bâtarde d’Istanbul y est un best-seller, mais vous a valu d’être condamnée par la justice.
Il y a deux aspects différents. D’un côté j’ai une belle relation avec mes lecteurs quand je les rencontre. Je ne pense pas que la culture doit être le privilège d’une élite. D’un autre côté les sujets que j’aborde peuvent entraîner des réactions négatives. Les personnages de fiction m’ont donc emmenée devant le tribunal. Je défends la liberté d’expression, et je suis pour que l’on écoute ceux que l’on n’entend pas. Avant tout je raconte des histoires.
Combien de temps avez-vous mis pour écrire cette histoire ?
Il y a une étape de recherche, de prise de notes. J’écris l’histoire sans en être consciente. Ensuite il y a l’écriture elle-même, qui m’a pris un an. Les deux étapes fonctionnent ensemble. Cette période d’écriture est différente pour chaque livre.
Vous avez été sélectionnée pour le Prix Relay. Quelle est votre réaction ?
Je suis très heureuse. J’entretiens une relation spéciale avec la France. Je suis née à Strasbourg. Mes parents ont divorcé et je suis retournée en Turquie avec ma mère alors que j’étais bébé. J’aime les auteurs français, que je lisais beaucoup quand j’étais adolescente : Balzac, Hugo, ou encore Michel Tournier. Je me sens proche également de ce pays au niveau de la culture, du langage, et des idées, comme le féminisme de Simone de Beauvoir.