A quand remonte la mort des sept moines français de Tibéhirine, enlevés en Algérie en 1996 ? Des experts français ont relancé les doutes sur la version officielle de l'Algérie sur l'assassinat des religieux. Cette version, celle d'un crime revendiqué par le Groupe islamique (GIA), était déjà jugée "simpliste" par l'avocat de familles des moines, Patrick Baudouin. Les nouveaux éléments ne peuvent qu'accroître les interrogations des proches des religieux.
La version officielle algérienne... Les circonstances de la mort des sept moines de Tibéhirine, survenue dans la période trouble de la guerre civile algérienne, restent encore aujourd'hui entourées de mystère. Selon la version officielle des autorités algérienne, les moines ont été enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 dans leur monastère près de Médéa, à 90 km d'Alger. Le 21 mai, un communiqué du GIA (le Groupe islamique armé) annonce qu'ils ont été égorgés le jour-même de cette annonce. Seules leurs têtes ont été rendues et encore aujourd'hui enterrées à Tibéhirine. Les corps n'ont jamais été retrouvés.
…Et la question cruciale du moment de la décapitation. Ainsi, une décapitation post-mortem pourrait accréditer la thèse d'une manipulation pour dissimuler les causes réelles du décès et impliquer des islamistes. Or, l'hypothèse d'une manipulation des services militaires algériens pour discréditer le GIA, ou pour se débarrasser des moines, est une piste d'enquête. Depuis 2009, la justice française a en effet élargi le champ de ses investigations après le témoignage d'un ancien attaché de défense à Alger évoquant une possible bavure de l'armée algérienne maquillée en exécution.
Imbroglio sur les prélèvements restés en Algérie. Dix ans après l'ouverture d'une enquête en France, et de précédentes demandes restées vaines, les magistrats Marc Trevidic et Nathalie Poux avaient pu se rendre en octobre sur le site du monastère Notre-Dame-de-l'Atlas de Tibéhirine pour exhumer les têtes des moines. A l'issue de cette mission outre Méditerranée, les autorités algériennes avaient refusé que l'équipe française rentre avec des prélèvements issus des exhumations, provoquant la colère des familles, qui avaient dénoncé une "confiscation des preuves". Les experts français ont donc travaillé à partir de leurs constatations sur place, ce qui les oblige à rester prudents. "Seul l'examen des lésions osseuses au microscrope permettrait" d'aller plus loin, notent-ils.
Une exécution antérieure à la date du GIA ? Selon leurs conclusions, datées de lundi et présentées jeudi aux parties civiles, "l'hypothèse d'un décès entre le 25 et le 27 avril 1996", soit près d'un mois avant la revendication du GIA, qui évoquait une exécution le 21 mai, "apparaît vraisemblable". Les experts ont examiné des "photos d'assez médiocre qualité mais tout de même exploitables" et prises le 30 mai 1996, quand ont été découvertes les têtes des moines, a expliqué Me Baudouin.
Ils "considèrent que l'état de décomposition (...) laisse supposer avec une très très forte probabilité" que la mort remonte à plus de neuf jours et "sans doute, au minimum, peut-être trois semaines, un mois", a détaillé l'avocat. Autre élément troublant, les lésions ou entailles observées sont dans les sept cas "en faveur" ou "compatibles" avec une décapitation ayant eu lieu après la mort, selon les experts. Des conclusions à prendre avec précaution, car dans le même temps, ils ont observé "des lésions évocatrices d'égorgement" pour trois moines, "égorgement suffisant pour être à l'origine directe de la mort".
La piste d'une bavure de l'armée "fragilisée". Une autre piste, celle d'une bavure de l'armée algérienne, est en revanche fragilisée par l'absence d'impacts de balles sur les têtes. Cette thèse repose en effet sur un témoignage indirect selon lequel les hélicoptères de l'armée avaient tiré sur le bivouac où auraient été détenus les moines. Les têtes, retrouvées au bord d'une route, ont sans doute été exhumées après "une première inhumation", estiment aussi les experts, qui relèvent "la présence de terre différente de celle du cimetière de Tibéhirine".
Le juge Trevidic demande les prélèvements. "Au fur et à mesure de l'avancement de ce dossier, on voit quand même que la version simpliste qui a toujours été assénée par les autorités algériennes est remise en cause", a commenté Me Baudouin. Face à ces "zones d'ombres", il a de nouveau appelé l'Algérie à laisser la justice française travailler directement sur les prélèvements.
"Pour arriver à des certitudes, on a vraiment besoin des prélèvements qui ont été laissés à Alger", a aussi insisté Marc Trevidic, qui a pris la parole pour évoquer les avancées de l'enquête, une initiative rare pour un juge d'instruction. A ses yeux, "les experts ont pu faire des conclusions, je dirais à 80%, sur les causes de la mort et la date de la mort". Le magistrat doit quitter ses fonctions pour être affecté à Lille à la rentrée.