Madureira, quartier populaire de la banlieue nord de Rio. Ce matin-là, des professeurs manifestent pour réclamer de meilleures conditions de travail et des augmentations de salaire. A moins de quinze jours de la Coupe du monde de football, les grèves catégorielles se multiplient dans la deuxième plus grande ville du Brésil. Chauffeurs de bus, policiers, agents de sécurité, ils espèrent que l’évènement sportif le plus suivi de la planète -près de 2 milliards de téléspectateurs attendus- fera caisse de résonance. Un étrange personnage, sorti tout droit d’Hollywood est venu soutenir les éducateurs : Batman, le personnage des célèbres DC Comics américains ! Les professeurs grévistes lui tombent dans les bras, en signe de reconnaissance : “merci d’être venu”, lui dit l’une d’elle, ravie de le voir à ses côtés. Cet homme s’appelle Eron Morais Melo, 33 ans. Il est prothésiste dentaire dans la vraie vie. Ce Brésilien est aussi la nouvelle icône de la contestation contre la Coupe du monde et les 11 milliards d’euros qu’elle aura coûté au contribuable brésilien.
Contre le Joker. L’idée de revêtir le costume et le masque, nous raconte-t-il, lui est venue le jour où, sur Internet, quelqu’un avait détourné sur Photoshop une photo d’Eduardo Paes, le maire de Rio de Janeiro, en “Joker”, le méchant personnage au sourire sadique, incarné par Jack Nicholson au cinéma. “Et pourquoi je ne deviendrais pas Batman ?” se dit-il alors. Il récupère quelques vieux accessoires du dernier carnaval, confectionne lui-même son costume, et décide en juin dernier, lors des manifestations monstres de la Coupe des confédérations, de devenir l’homme chauve-souris. “C’était un moment historique. Le peuple s’est enfin réveillé. Pendant des décennies, les politiques ont abandonné les services publics, les secteurs de la santé, de l’éducation…”, s’insurge ce Brésilien au regard perçant derrière son masque. Lorsqu’il était encore jeune étudiant, il voulait déjà militer mais cherchait une façon originale de le faire. La présence de centaines de milliers de Brésiliens dans les rues l’an passé a achevé de le convaincre que l’heure était venue de battre le pavé… avec le costume de Batman sur les épaules.
Fan de figurines. Cet attrait pour les super héros, il le cultive depuis qu’il est enfant. Il collectionne tous les comics comme Wolverine, Captain America, X-Men, Robocop, mais aussi les figurines qui trônent sur les étagères de sa modeste maison. Batman ne loupe aucun épisode au cinéma des aventures des justiciers masqués.
Ce costume, qu’il met désormais à chaque fois qu’il participe à une manifestation, est tout sauf un gadget. L’univers de l’homme chauve-souris a une symbolique très forte : “Batman vit à Gotham City, une ville corrompue, violente et totalement abandonnée. Ça ressemble beaucoup à Rio de Janeiro”. Batman se veut donc surtout “une source d’inspiration” pour tous les Brésiliens qui ont envie de descendre dans la rue.
"L’objectif du Batman, c’est de faire en sorte que le peuple se lève comme un héros" :
Le Brésil ce n'est pas que la samba. Comme beaucoup de Brésiliens aujourd’hui, il accuse les hommes politiques de tous les maux. Batman fait partie de cette frange contestataire qui veut “donner un coup de balai” à ses dirigeants, tout en reconnaissant aussi qu’elle n'a pas forcément la solution aux multiples problèmes du Brésil : corruption, inflation galopante, hausse de la violence, manque de services publics de première nécessité... A leurs yeux, le Brésil, 7e puissance économique du monde, ne doit plus être uniquement que “samba, plages et foot”. L’heure est au combat pour plus de justice sociale.
Fan du club de Botafogo. La Coupe du monde, ça tombe donc très mal. Batman, lui le supporter de Botafogo, le club de l’ancienne gloire Garrincha (champion du monde en 1958 et 1962, ndlr), ne la regardera même pas. “Peu importe si la sélection brésilienne gagne. La population a déjà perdu avant que ça commence. Les politiques ont pris l’argent dans les poches des Brésiliens. C’est triste, c’est révoltant, c’est un crime”, déplore Batman.
Ces nouveaux contestataires n’hésitent plus à détruire les icônes du ballon, intouchables par le passé : “désolé Neymar, désolé Felipao (Luiz Felipe Scolari, le sélectionneur, ndlr), mais à cette coupe du monde, je ne serai pas derrière vous. Je ne veux pas de cette Coupe en or. Cette sélection ne représente pas le Brésil." Il a été aussi particulièrement “irrité” par les propos de Michel Platini, le président de l’UEFA qui avait demandé aux Brésiliens de se calmer pendant un mois. “Un ignorant”, dit-il. “Je ne sais même pas s’il a conscience de ce qui se passe au Brésil. Platini, Pelé (membre du comité d’organisation de la Coupe du monde, ndlr), mais aussi Ronaldo (champion du monde en 1994 et en 2002, ndlr) défendent leur portefeuille”, vitupère Batman.
"Cette coupe du monde, ça va être une sorte de drogue" :
Il a voté "Lula". Eron Morais Melo n’a jamais pris sa carte dans un parti politique ou rejoint un syndicat, même si il a eu des sollicitations. Son action militante n’a pour l’instant aucune fin précise, si ce n’est bousculer l’ordre établi. “C’est le début de quelque chose”, explique-t-il. Pour l’instant, il conteste sans relâche et se donne le temps de voir comment l’agitation sociale va évoluer. Il n’a pas toujours boycotteé les partis politiques. En 2003, il a voulu donner sa chance à la gauche, en votant pour Luiz Inacio “Lula” da Silva. Mais a été extrêmement déçu par son mandat : “on a donné du poisson au peuple pour le rendre dépendant du gouvernement”, en clair davantage d’aides sociales comme le programme “Bolsa familia”, une aide aux plus pauvres. “Mais on n’a pas appris au peuple à pêcher”, regrette le prothésiste dentaire. “Le parti politique est la pire forme de crime organisé du Brésil”, accuse encore Batman. Lui ne se considère ni de gauche, ni anarchiste. Eron Morais Melo se décrit juste comme un citoyen de la classe moyenne basse, issu d’une famille protestante, avec pour inspiration le noir américain, Martin Luther King.
Les enfants et les femmes l’adorent. Son activisme est total en cette période de pré-Coupe du monde, quitte à empiéter fortement sur sa vie personnelle. Le super héros est presque chaque jour dans la rue pour soutenir les grévistes de tous horizons. Sur son compte Facebook, il délivre chaque jour des messages d’appels à la révolte. Lorsque Batman sort masqué, tout le monde le reconnaît. Certains s’en moquent et ne goûtent pas vraiment ce costume qui fait la part belle à “l’impérialisme américain” et à sa culture dominante. Lui répond qu'il n'a pas de problème à aimer le coca et les films américains. D’autres Brésiliens au contraire le voient comme un porte-voix des classes pauvres et moyennes et lui réclament souvent une photo. Presque comme si le “grand soir” allait arriver et que ce cliché avec Batman passerait à la postérité. Les enfants aussi l’adorent et se jettent dans ses bras : “tu es vraiment Batman ?”, s’interroge ce Brésilien d’à peine 8 ans. “Je suis le Batman des protestations”, répond-il.
Le Batman des communautés. Dans les favelas, frappées par une recrudescence des violences entre trafiquants et forces de l’ordre ces derniers mois, Batman n’est pas toujours le bienvenu. C’était le cas au mois d’avril lorsqu’il est venu soutenir la communauté de Pavao-Pavaozinho, sur les hauteurs de Copacabana. Les habitants venaient de perdre l’un des leurs, un célèbre danseur, surnommé “DG”, tué d’une balle. Sa mort avait provoqué de violentes émeutes car tout le monde considérait qu’il s’agissait d’une nouvelle bavure policière. Batman s’était montré costumé le lendemain à cet endroit, avec la photo de “DG” dans les mains. L’émotion et la confusion l’avaient contraint ce jour-là à vite redescendre.
Mais très souvent, Batman est très bien accueilli. Les gens l’applaudissent ou l’encouragent à continuer sa lutte, qu’il compte poursuivre sans faiblir, lors des manifestations qui auront lieu cet été. Un costume, un masque, cela suffira-t-il ? Certainement pas dans l’immédiat. Mais Eron Morais Melo a déjà marqué un point : à l’aube de la Coupe du monde de football et 30 ans après la fin de la dictature, la conscience politique sort de sa léthargie au Brésil.
REPORTAGE - Les Brésiliens n’ont vraiment pas la tête au foot
PHOTO -Batman de retour dans les favelas de Rio
ZOOM - Une sécurité ultra-moderne pour le Mondial
ZOOM -Le plus célèbre des Indiens à la tête de la fronde anti-Mondial