Très rapidement après l’annonce de la mort de Mouammar Kadhafi, une photo, qui s’avèrera être authentique, a circulé à grande vitesse sur Internet. Le cliché, très cru, montrait le visage de l’ancien dictateur ensanglanté, visiblement déjà mort. Il fait le tour du monde. Certains médias ont décidé de diffuser la photo, d’autres non. Isabelle Hare, maître de conférences en science de l’information et de la communication, analyse la puissance de cette image dans le contexte actuel d’une information universalisée.
Quelle a été votre première analyse lorsque vous avez vu la fameuse photo de Mouammar Kadhafi, le visage en sang, et probablement déjà mort ?
Cela m’a rappelé un certain nombre de photos de héros ou d’antihéros dans la même situation. Je pense à Che Guevara sur son lit de mort ou, plus près de nous, à Saddam Hussein. C’est l’histoire de la représentation d’un événement qui se répète. Cela m’a renvoyée aussi à ceux qui n’ont pas été représentés, en particulier à Ben Laden, dont on n’a jamais vu la photo du cadavre. D’un côté on expose, on montre que le tyran est mort, et de l’autre côté il y a une absence totale d’image. On dit souvent de l’image qu’elle a une valeur testimoniale. En voyant la photo du cadavre, on se dit que c’est la fin de la tyrannie en Libye. Et c’est bien ce qui manque au moment de la mort de Ben Laden. On a que des paroles, on n’a pas de preuves, pas de photos qui témoignent des affirmations américains.
La photo de Mouammar Kadhafi est difficilement soutenable. Les médias devaient-ils la diffuser ?
Je ne sais pas si on peut encore répondre à cette question, dans la mesure où avec l’arrivée des médias numériques, elle est devenue obsolète. Les médias n’ont même plus à se poser la question, puisque le commun des mortels peut diffuser cette photo. Même si un média choisit de ne pas la diffuser, elle est quand même accessible partout. Et donc même s’il ne fallait pas la diffuser, elle est de toute façon diffusée. Cela pose la question de la valeur actuelle de l’autocensure des médias vis-à-vis du public. Dans tous les cas, le public pourra contourner cette forme de réserve médiatique. Il a en tous cas désormais tous les moyens et tout le loisir de la contourner.
Quels effets peut avoir cette photo sur le peuple libyen ?
Il y aura deux formes de réactions. D’un côté, le cliché va définitivement démythifier Kadhafi auprès de ses opposants. Il cherchait à se parer d’un aspect de demi-dieu, d’immortel, et avec ce cliché de lui mort, ça vole en éclat. Mais pour les partisans de Kadhafi, il y a au contraire un risque de mythification du héros mort, qui va inciter à la vengeance. Donc soit ça démythifie, soit ça porte au rang de martyr le personnage. C’est d’ailleurs ce qu’ont voulu éviter les Américains en ne diffusant pas la photo de Ben Laden. Mais une chose est sûre : la force de l’image fixe n’est en l’occurrence peut-être pas assez importante pour effacer 42 ans de propagande. En revanche, les vidéos où l’on voit le calvaire de Kadhafi ensanglanté, vivant mais malmené, seront peut-être forme plus évidente de catharsis.