Le mystère = fantasmes. Détruire c’est aussi une façon de créer. Alors lorsque l’Egyptien Keizer prend place dans le fauteuil en dorures d’un appartement cossu du quartier chic de Garden City au Caire, il commence par briser une idée reçue qui est devenue, au fil des années, un quasi mythe. "Je ne suis pas un super héros qui saute d’un building à un autre en pleine nuit", minimise d’emblée cet Egyptien cultivé, au regard vif, qui s’est fait une réputation dans la capitale mais aussi à l’étranger.
Des œuvres contestataires. Il faut, dit-il, "détruire les icônes, détruire la fabrique de la réalité, détruire des tabous sociaux…". Une dissidence devenue très "mainstream" en Europe mais qui en Egypte conserve toute sa portée contestataire. Tel est le leitmotiv qui l’a poussé à faire usage, presque comme d'une arme, de ses bombes de peintures. C'était en janvier 2011, deux semaines seulement avant le début de la révolution qui conduira à la chute d'Hosni Moubarak.
C’est d’ailleurs à ce moment précis que le graffiti a pris un essor considérable en Egypte : "des œuvres contestataires qui s'attaquent au pouvoir autoritaire de l'armée, qui rendent hommage aux martyrs et qui se veulent fidèles à un esprit révolutionnaire hérité des dix-huit jours de la révolution égyptienne", décrypte Zoé Carle, chercheuse qui effectue un travail sur le street art.
L’armée montre les muscles. Cette arme du street art oblige Keizer à rester anonyme, presque invisible. Il "sort très peu" et passe la majorité de son temps à créer dans sa "cave", comme il la surnomme dans un anglais parfait. Il faut dire que son terrain de jeu actuel n’a rien d’avenant. Après le renversement du président issu des Frères musulmans, Mohammed Morsi, les rues de la capitale n’ont pas retrouvé leur calme. L’armée et le général Sissi, ministre de la Défense, dont les chars sont encore stationnés aux endroits stratégiques de la ville, font régulièrement étalage de leur puissance.
Un char près de la place Tahrir :
Forte d’un projet de Constitution qui autorise les tribunaux militaires à juger des civils et d’une loi qui impose aux manifestants d'avertir le commissariat en amont des rassemblements, l’armée mène une répression ciblée contre les Frères musulmans du président Morsi. En déclarant la confrérie "organisation terroriste", la marge de manœuvre des islamistes est désormais quasi nulle. Les arrestations menées par la police sont légions et ne visent pas seulement les islamistes mais aussi les activistes portés par les idéaux du 25 janvier… L'Alliance contre le coup d'Etat, qui réunit des partisans du président destitué Mohamed Morsi, appelle d'ailleurs vendredi à des protestations à travers l'Egypte pour marquer le troisième anniversaire de la révolte ayant renversé Hosni Moubarak.
L’homme sans visage. Ce climat d’insécurité pousse Keizer à prendre toutes les précautions. Il préfère donc ne pas révéler sa véritable identité : "l’armée sait que cet art peut être puissant et elle va nous cibler". Le commissariat de police, Keizer y est déjà allé à trois reprises ces trois dernières années. Une expérience qu’aucun Cairote n’a aujourd’hui envie d’expérimenter… Les forces de l’ordre se sont surtout fait connaître ces derniers temps pour leurs actes de violence et autres intimidations. "Ils insultent, ils offensent… Ils sont revenus pour la revanche. Ils sont revenus pire qu’avant et ça, c’est le signe que nous sommes dans un Etat policier", déplore Keizer.
Ce street artiste est, pour l’instant, passé entre les mailles du filet. Goguenard, il se souvient d’une anecdote surprenante lors d’une sortie nocturne : "un policier est venu et m’a aidé à finir mon graff. Il m’a dit ‘quand j’étais jeune, je voulais devenir artiste’". Dont acte. Keizer lui tend les bombes de peinture. Le policier égyptien s’exécute. De cette rencontre est née une œuvre presque "onirique" mais hautement politique : un lapin qui pleure à cause des bombes de gaz lacrymogènes, l’arme dissuasive la mieux connue des Cairotes. Et, comme un symbole, c’est le policier qui a fini par dessiner… les larmes.
Un message différent selon les quartiers. Lorsqu’il a commencé à graffer, en plein Printemps arabe, Le Caire est envahi d’une fièvre révolutionnaire. Et Keizer, qui a aussi manifesté pour le renversement de l’ex-raïs, est atteint d’une "boulimie" artistique. A l’époque, il réalise une œuvre par jour. Aujourd’hui, il ne sort que deux ou trois fois par semaine. Le contexte social a changé.
Casquette vissée sur la tête, manteau à capuche pour cacher son visage, il enfourche son BMX et part en quête du mur, souvent lézardé, qui deviendra sa toile. Le quartier est aussi choisi avec minutie : "dans des endroits plus passifs où il y a des gens plus aisés, comme Zamalek ou Garden City par exemple, il y a besoin de messages plus révolutionnaires. A Tahrir par exemple, je ne vais pas aller écrire : ‘révoltez vous’ ou ‘liberté’. Ils savent ce que c’est la révolution".
Celui que certains appellent "le Banksy égyptien" -un "maître" pour lui-, détourne les images en utilisant les codes de la publicité ou des références sociales connues de tous. Exemple : un Egyptien, barbu, qui en lieu et place de la tabaa, la marque sur le front symbole de piété chez les musulmans, arbore un mouton. Ou bien ce panneau de signalisation qui montre un homme en train de toucher une femme dans un bus, symbolisant les agressions récurrentes commises sur les femmes en Egypte.
La fourmi comme symbole. Au plus fort de la révolution contre Moubarak, Keizer a choisi le graffiti pour réclamer davantage de démocratie et la fourmi comme symbole en bas de ses dessins au pochoir : "elle symbolise la classe moyenne ou la classe ouvrière, qui est victime du capitalisme, mais aussi les oubliés, les silencieux. Ce sont ceux qui ont permis aux riches de posséder. Les fourmis ouvrières travaillent pour la reine fourmi. C’est comme dans une monarchie. Vous avez tous ces travailleurs qui ne gagnent rien en échange de leur loyauté et de leurs services. C’est le moment pour ces personnes de se révolter contre leur ‘reine’".
"Pour lui, le graffiti est un nouveau média qui permet de pousser les gens à la prise de conscience politique voire à l'action", confirme Zoé Carle, spécialiste du street art. "Ses messages sont plutôt simples et efficaces et plutôt bien accueillis par les populations locales, même si beaucoup considèrent que le graffiti reste une forme de vandalisme", analyse-t-elle.
Un rêve qui doit rester. Keizer est ce qu’on appelle un autodidacte. Son parcours académique ? Des études de communication qui "ne lui ont servi à rien". Il a surtout beaucoup bourlingué et vécu plusieurs mois dans de nombreux pays du monde : Amérique du Sud, Asie du Sud-Est, Europe, etc. Il va pendant longtemps de petits boulots en petits boulots : dans un zoo en Thaïlande, dans une piscine, comme baby sitters… Tout cela en l’espace de peu de temps. Une vie déjà bien remplie pour un Egyptien qui semble pourtant assez jeune. Mais au fait, quel âge a-t-il ? "Je ne veux pas le dire". Un secret de plus… "C’est fait exprès. Si je dis mon âge, un jeune de 15 ans va dire : ‘il est vieux, il est qualifié, il doit savoir comment utiliser photoshop. Il devait être artiste accompli à la base et il devenu street artiste’. Je ne veux pas les démotiver et qu’ils se disent : ‘il y a encore du chemin à faire’. Je veux que ça reste un rêve auquel les gens peuvent accéder".
A le recherche de bonnes "punch lines". Ce chemin de la contestation qu’il a choisi implique, outre la discrétion, qu’il mette sa vie personnelle entre parenthèses. Il a d’abord fallu l’expliquer à son père musulman et sa mère chrétienne. Certains de ses amis ne savent même pas qu’il est aujourd'hui le street artiste le plus célèbre des rues cairotes.
Parfois, il demande conseil à sa sœur ou à un des nombreux chauffeurs de taxi du Caire sur la bonne "punch line" -lui l'amateur de hip hop- à accoler à son œuvre. Son travail est devenu au fil du temps presque "hype" au sein de la haute société cairote. "Certains de mes acheteurs sont des femmes qui sont mariées à des millionnaires et qui veulent juste avoir un Keizer devant les yeux lorsqu’elles boivent leur thé", dit-t-il en se moquant de lui même. Il adapte ses prix en fonctions de la clientèle : "Si un père de famille veut un portrait de son fils, je ne vais pas lui demander 600 livres égyptiennes. Il est possible que je le fasse gratis".
En attendant des jours meilleurs, qu’il espère sans l’armée ni les Frères musulmans aux affaires du pays, le graffiti lui permet d’exorciser ses "frustrations sur l’injustice et l’oppression". Il n’a que le mot "démocratie" à la bouche et cite les Scandinaves en exemple. Mais il le sait, l’Egypte n’a rien à voir avec ces pays du Nord. Les barricades de mai 68 sonnent aussi bien à son oreille. Keizer, qui n’a jamais milité dans un parti politique, est-il une sorte d’anarchiste ? "Oui, pourquoi pas", soupire-t-il. Comme chez beaucoup d’Egyptiens, la classe politique a perdu une grande partie de son crédit.