L'INFO. La situation est explosive à Bangui. Depuis trois semaines, près d'un millier de personnes ont été tuées dans des violences inter-religieuses entre les ex-Séléka musulmans et les anti-balaka chrétiens. Jeudi, les Français ont encore dû mener une opération de dissuasion contre les groupes armés dans deux quartiers de Bangui. Mercredi, toute la journée, des tirs d'origine indéterminée ponctués de détonations, avaient semé la panique dans les quartiers nord de la capitale puis près de l'aéroport, sécurisé par les Français et où stationnent les hommes de Sangaris et les différents contingents de la Misca.
Dans ce chaos ambiant, cinq soldats tchadiens, sur les 4.000 que compte la force africaine Misca en Centrafrique, ont été tués. Et dans cette crise confessionnelle, les troupes françaises sont en première ligne.
>>> Jean-Dominique Merchet, spécialiste des questions de Défense et journaliste à L'Opinion, analyse les enjeux de cette opération Sangaris.
La France a-t-elle été prise de vitesse ? La situation en Centrafrique a rapidement dérapé avant même que l'opération Sangaris ne commence. "Les massacres ont commencé. Et ça, ce n'était pas prévu. On ne l'a pas vu venir, on n'a pas su anticiper", note Jean-Dominique Merchet, invité d'Europe 1.
En effet, face aux exactions commises depuis plusieurs semaines par les ex-Séléka (musulmans) fidèles au président Djotodia, les anti-balaka (chrétiens) décident de rejoindre la capitale Bangui le 5 décembre, en prenant de vitesse le déploiement français. Parmi eux, il y avait des anciens des forces de sécurité de l'ex-régime du président déchu Bozizé.
Les impératifs sécuritaires en Centrafrique ont donc accéléré l'intervention. "Il n'y avait pas une excellente connaissance du terrain (…) Nous avons de bons moyens de renseignement mais ils sont limités et ils sont concentrés sur le Sahel comme le Niger ou le Mali où l'on traque les djihadistes. Et si les services de renseignement sont là, ils ne peuvent pas être partout. Ils n'étaient pas beaucoup en Centrafrique. On s'est donc sans doute engagé un peu vite dans une opération dans une opération dont on ne maîtrisait pas tous les éléments", assure ce spécialiste des questions militaires.
Comment se déroule l'opération ? Aujourd'hui, les patrouilles de l'armée française sont rendues extrêmement délicates. Les ex-Séléka sont cantonnés et accusent les Français de les laisser désarmés face à la population de Bangui majoritairement chrétienne. Dans le même temps, la majorité de la population réclame un renversement du président Djotodia et des ex-Séléka. Depuis, les exactions se multiplient. "J'ai un sentiment de grande inquiétude sur ce qui pourrait se passer. Le pire n'est jamais sûr mais depuis le début, l'intervention militaire française est vraiment mal emmanchée. On a l'impression que chaque jour qui passe apporte son lot de mauvaises nouvelles", s'inquiète ce spécialiste militaire.
Pourquoi intervenir ? L'objectif de la France et de la Misca est de faire cesser la violence, faciliter le travail humanitaire et permettre une transition politique. Rien à voir avec des "intérêts économiques", selon Jean-Dominique Merchet. "La Centrafrique, c'est un pays ouvrier. Il y a des ressources naturelles mais qui ne sont pas exploitées. Il y a surtout un enjeu humanitaire et un enjeu politique : c'est une ancienne colonie française", explique-t-il. Si la France intervient, "c'est parce qu'on pense qu'on connaît ce pays et qu'on a des responsabilités. Mais aussi parce que les Africains nous l'ont demandé", ajoute-t-il.
Au début, l'intervention était partie pour durer entre 4 et 6 mois. Mais les récents événements tendent à penser que "ça va durer", prédit Jean-Dominique Merchet. "Comme il n'y a pas de solution politique, les choses vont malheureusement s'enliser", précise-t-il.
L'armée française a-t-elle les moyens nécessaires ? Globalement, l'armée française est d'un "excellent niveau", selon Jean-Dominique Merchet, mais sa "mission est extrêmement difficile". "On ne sait pas qui est notre ennemi", décrypte-t-il. Sur les 1.600 soldats français envoyés, seulement moins de la moitié peuvent réellement être engagés sur le terrain. L'autre moitié fait tourner la base et assure la sécurité de l'aéroport. "Les effectifs sont donc insuffisants pour ramener la paix ou un semblant de sécurité dans une ville où il y a des centaines de milliers d'habitants", affirme Jean-Dominique Merchet.
Quel rôle pour le Tchad ? La tâche des Français est rendue plus compliquée encore par l'attitude et les ambiguïtés de son allié tchadien, puissance régionale traditionnellement très influente en Centrafrique et partenaire incontournable de Paris. "Dans un geste fugace mais très clair, certains d'entre eux n'ont pas hésité récemment à braquer leurs armes sur nous", confie jeudi un adjudant de Sangaris à Libération. Avec 850 hommes, aguerris et bien équipés, le contingent tchadien est omniprésent à Bangui. Il y joue le rôle de protecteur de la minorité musulmane, mais également du pouvoir du président (et ex-chef rebelle) Michel Djotodia.
Les Centrafricains accusent les Tchadiens de soutenir les ex-rebelles Séléka -dont certains sont originaires du Tchad- qui ont renversé le président François Bozizé, et fait subir pendant des mois aux civils leur loi d'airain. Ces militaires tchadiens ont été impliqués récemment dans plusieurs incidents, dont des tirs fratricides sur leurs collègues burundais de la Misca.
D'autres pays vont-ils épauler la France ? La France représente la communauté internationale par la résolution qu'elle a obtenue au Conseil de sécurité des Nations unies. Elle est donc seule parmi les grandes puissances. "On ne va pas voir les Américains, les Anglais, les Allemands, les Européens venir. Ça c'est clair", prédit Jean-Dominique Merchet. Très clairement, aucun pays n'a envie de s'engager dans cette opération, si ce n'est pour offrir quelques aides logistiques et quelques moyens humains mineurs.
Jeudi, l'archevêque de Bangui, Mgr Dieudonné Nzapalainga, et l'imam Omar Kobine Layama, président de la communauté islamique de Centrafrique, ont appelé l'ONU à déployer "de toute urgence" une force de maintien de la paix dans ce pays, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde.
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