L’INFO. Les manifestations ne réunissent peut-être pas des centaines de milliers de personnes, mais le mouvement est inédit en Bosnie-Herzégovine. Depuis près de dix jours, les Bosniens clament leur ras-le-bol de plusieurs villes du pays, dont Sarajevo et Tuzla, où des voitures et des bâtiments ont été incendiés. L’expression du mécontentement populaire se concentre sur l’extrême pauvreté, le chômage qui frôle des sommets –près d’un Bosnien sur deux n’a pas de travail- et la situation économique aussi catastrophique qu’insoluble.
"Ils (l’élite, ndlr.) sont déconnectés de la réalité et pensent pouvoir nous réduire au silence", se plaint Semsudin Gradinovic, un ancien combattant de la guerre, au chômage depuis la fin du conflit en 1995. "Mais nous n’avons plus peur, nous voulons simplement travailler et gagner honnêtement notre vie", explique-t-il.
Bas du tableau. Comparée à ses voisins des Balkans, la Bosnie-Herzégovine s’en sort beaucoup moins bien, alors que les pays de l’ex-Yougoslavie partagent une histoire et une région deux fois plus petite que la France. Maintenue à l’écart de l’Union européenne, la Bosnie-Herzégovine n’est même pas candidate à l’intégration, contrairement à la Serbie, et à la Croatie et la Slovénie, qui ont rejoint le club des Vingt-Huit.
Dans les autres grands pays des Balkans (Slovénie, Croatie, Serbie, Albanie), le taux de chômage avoisine plutôt les 10-20%, sans commune mesure avec les 44% de la Bosnie-Herzégovine. Ses 4.500 dollars de PIB par habitant la plongent dans le bas du tableau de l’ex-Yougoslavie. Face à cette situation, l’économie souterraine prend le relais. "Il faut prendre en compte le travail au noir et l’économie ‘grise’ si l’on veut avoir une appréciation réelle" de l’état de la Bosnie, explique Yves Tomic, responsable de l’Association française d’études sur les Balkans.
Un lourd passif. La Bosnie traîne en effet un boulet depuis la Seconde Guerre mondiale, qui l’a laissée exsangue. La Yougoslavie de Tito, fonctionnant en circuit fermé, n’a pas jugé bon de développer les infrastructures et les industries dans le pays. La Bosnie survit donc sous perfusion yougoslave, jusqu’au choc de 1992 et la fin des aides communistes.
Au centre d’un pays déchiré entre les tensions interethniques, la capitale bosnienne est bombardée trois années durant. C’est encore une fois la Bosnie-Herzégovine qui paye le plus lourd tribut. Près de vingt ans après la fin du siège de Sarajevo, le pays s’est moins bien remis que la Croatie et la Serbie voisines, où le conflit a été plus localisé.
Seuls les accords de Dayton, signés en 1995, apaisent brièvement les tensions entre les trois communautés bosniennes : Serbes, majoritairement orthodoxes, Croates, majoritairement catholiques et Bosniaques, majoritairement musulmans -le terme de Bosnien désigne la totalité des citoyens de Bosnie-Herzégovine. Cette paix temporaire se paye au prix d’un "pays divisé et fragmenté en plusieurs entités et en plus structures administratives qui affaiblissent le pouvoir central", explique Yves Tomic à Europe1.fr.
Le mille-feuille administratif n’a en effet rien à envier à la France : Etat central, deux entités distinctes (Fédération de Bosnie et Herzégovine et République serbe de Bosnie) puis cantons. Et à chaque fois, un gouvernement élu aux prérogatives particulières, sans compter les conseils municipaux. Tout ça pour 4 millions d’habitants. "Chaque décision prend un temps incroyable, ce qui ralentit le développement du pays", explique Yves Tomic. Il n’existe aucune forme d’harmonisation des politiques économiques, prises aux plus petites échelles. Impossible, dans ce contexte, de s’intégrer dans une économie mondialisée qui pourrait palier les manques hérités des guerres.
Toute en division. Ajoutons à cela les aigreurs entre Bosniaques, Serbes et Croates, loin d’être réglées dix ans après la fin de la guerre. Cette animosité existe bien sûr dans les autres pays des Balkans, mais la Bosnie-Herzégovine est figée dans cette atomisation ethnique, géographique et politique.
Tout, en Bosnie, se réfléchit selon cette division, qui, autant que la complexité administrative, freine le développement du pays. Même dans les manifestations de ces derniers jours, on retrouve cette balkanisation de la vie bosnienne. La quasi-totalité du mouvement de ce mois de février se concentre en Fédération de Bosnie-Herzégovine, de tradition musulmane. En République serbe de Bosnie, qui partage pourtant les mêmes problèmes de chômage, les manifestations sont quasi-inexistantes. "La sympathie existe, car la situation économique, la corruption et le manque de perspectives sont tout aussi intenables", explique Dejan Dimitrijevic, professeur d’anthropologie à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, joint par Europe1.fr. "Mais il ne faut pas négliger la lecture politique, la crainte d’une unification de la Bosnie au détriment des Serbes. Cette peur annihile toute sympathie pour le mouvement bosniaque", ajoute le chercheur.
Quant à savoir ce que pourrait changer l’énervement populaire, le scepticisme l’emporte encore. Des chefs de gouvernements locaux ont bien démissionné, mais "à aucun moment, une manifestation d’ampleur nationale n’a été envisagée". Même dans la protestation, la division et la désorganisation demeurent.