L’INFO. Les pressions internationales n’y ont rien fait. Trois journalistes d’Al-Jazeera ont été condamnés lundi à sept à dix ans de prison, en Egypte. Ils ont déjà passé les six derniers mois dans les geôles du régime du président désormais élu Abdel Fattah al-Sissi. Leur crime ? Avoir soutenu une "organisation terroriste", les Frères musulmans, semble-t-il. Ils auraient également trafiqué des informations mettant ainsi en danger l’intérêt national.
Mais en arrière-plan de ces accusations, infondées selon les accusés et leur média, le régime égyptien règle ses comptes avec Al-Jazeera, une chaîne désormais interdite sur son territoire. Pourquoi l’Etat égyptien semble avoir pris la télévision qatarie en grippe ?
Une enquête sans aucune précision. D’après le quotidien britannique Guardian, la justice a toujours refusé de présenter le dossier précis à l’Australien Peter Greste, l’Egypto-canadien Mohamed Fahmy et l’Egyptien Baher Mohamed. Depuis leur arrestation fin décembre 2013, les trois journalistes ont demandé à répétition à savoir exactement quels éléments de reportage sont mis en cause. En vain. Les enquêteurs "semblent souffrir d’une amnésie collective", a déploré Peter Greste, journaliste pour Al-Jazeera.
Des conditions de détention très dures. Pendant les six mois passés en détention provisoire, Mohamed Fahmy, qui s’est blessé à l’épaule avant son arrestation, n’a eu aucun accès à des soins. En mars, raconte le site d'informations Foreign Policy, il pouvait à peine bouger son bras. Sa famille exprimait alors son inquiétude : "Après le 25 janvier, il lui était interdit de recevoir de la nourriture de sa famille. Ils ne l’autorisaient pas à se changer", a continué un membre de la famille du journaliste.
Abdullah Elshamy, un autre journaliste incarcéré au même moment, a entamé une grève de la faim pendant sa détention. Après 140 jours de jeûne, la justice a accepté la libération du jeune reporter, très amaigri.
Egypt to free Al Jazeera journalist on medical grounds, after year of prison without charge. http://t.co/HCnz6oYu5qpic.twitter.com/o6v1S4z8FU— Jim Roberts (@nycjim) 17 Juin 2014
D’autres journalistes mieux traités. D’après Foreign Policy, d’autres journalistes ont été arrêtés à la même période, mais eux ont rapidement été relâchés. Les arrestations de reporters étaient si fréquentes à l’époque qu’Heather Allan, chef des informations à Al-Jazeera English, pensait "sincèrement, lorsque nous avons appris (leur arrestation, ndlr.), […] qu’ils seraient relâchés dans la matinée".
Pourquoi, alors, un tel acharnement sur Al-Jazeera ?Dès le début de la révolution égyptienne, la chaîne qatarie, qui disposait alors d’un bureau en Egypte, a donné une voix médiatique aux islamistes, notamment les Frères musulmans. Cette position a suscité la colère du régime égyptien, qui a fait tomber le président islamiste Mohamed Morsi et lancé une chasse aux sorcières contre ses partisans. Les têtes pensantes des Frères musulmans sont activement recherchés par Le Caire.
"Une des raisons à toute cette affaire est que le Qatar héberge, soutient et fourni un refuge aux leaders des Frères musulmans", explique à Foreign Policy Michael Wahid Hanna, de la Century Foundation, un think tank new-yorkais.
Le Qatar exfiltre les islamistes. En effet, explique le Washington Post, l’émirat du Golfe, qui finance la chaîne, a recueilli les islamistes devenus indésirables en Egypte. Le quotidien américain va plus loin en mettant directement en cause la télévision qatarie. Des dirigeants islamistes ont été hébergés au Caire, dans des chambres d’hôtel payées par Al-Jazeera en attente de leur sauf-conduit hors du pays. La chaîne d’informations a donné une tribune à Essam Abdel Magid, condamné pour avoir joué un rôle dans l’assassinat de l’ancien président égyptien Anwar Sadat, comme à l’ancien leader de la confrérie islamiste Gamal Heshmat. Al-Jazeera et ses journalistes payent aujourd’hui cette volonté d’une information pluraliste, quitte à être le porte-voix des plus radicaux.
Peu importe les détails. La justice et le gouvernement égyptiens ne sont pas les seuls à prendre pour cible les journalistes d’Al-Jazeera. Deux journalistes ont été attaqués par la foule de la place Tahrir au mois de janvier, qui les accusait de travailler pour la chaîne qatarie, ce qui n’était pas le cas.
Le régime lui-même s’embarrasse peu des détails. Quand bien même Al-Jazeera serait dans la mire de l’Egypte, Le Caire se trompe de souffre-douleur. Cette « aide » apportée à des leaders islamistes, tant décriée, est celle d’Al-Jazeera et non pas d’Al-Jazeera English, la chaîne-sœur pour laquelle travaillent les journalistes condamnés. La confusion est faite entre les deux télévisions, des entités juridiques aux lignes éditoriales pourtant très différentes.
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