Ce jour-là, le 4 juillet 2007, Vladimir Poutine a fait le déplacement jusqu’au Guatemala afin de défendre la candidature de Sotchi pour l’organisation des JO d’hiver 2014. Devant les membres du CIO, il défend "ses" Jeux, à la première personne du singulier et, fait rarissime pour le président russe, en anglais : "je suis allé skier là-bas il y a six ou sept semaines et je sais que de la vraie neige est garantie". Si c’est le maître du Kremlin qui le dit… Pour convaincre un jury au départ un peu sceptique, Moscou ne lésine pas sur les moyens, faisant livrer une patinoire en plein Guatemala City. Et ça marche ! Les Jeux sont attribués à la Russie, qui espère bien en faire une vitrine marquant son retour dans la cour des grands.
"Il ne s’agit pas seulement de la reconnaissance des accomplissements sportifs de la Russie. Il s’agit, sans le moindre doute, d’un jugement de notre pays". Cette phrase, c’est Vladimir Poutine qui la prononce dans l’avion qui le ramène de Guatemala City le 5 juillet 2007. A l’époque, la Russie est en plein boom économique et plafonne à 7% de taux de croissance par an, rappelle Philippe Migault, directeur de recherches à l’Iris. "La Russie se sent forte : c’est le moment de la stabilité économique et politique", note aussi Tatiana Kastouéva-Jean, responsable du centre Russie-NEI à l’Ifri. Les Jeux sont ainsi "une occasion de changer le regard sur la Russie", de montrer qu’elle est "sortie du chaos des années 1990" et qu’elle se porte bien. Quant à Vladimir Poutine, "il veut rester dans l’Histoire comme étant celui qui aura rendu sa grandeur à la Russie et ne conçoit pas que la réussite de la Russie ne soit pas aussi la sienne", souligne Philippe Migault. Pas étonnant donc que le maître du Kremlin ait pesé de tout son poids – et quel poids ! – dans la balance.
Car les Jeux de Sotchi, ce sont ses Jeux. Il le dit lui-même, dans une vidéo tournée à Krasnaïa Poliana, à quelques jours du coup d’envoi des JO : "j’ai personnellement choisi cet endroit". Vladimir Poutine a bel et bien fait de ces Jeux son "projet personnel", explique Tatiana Kastouéva-Jean. "Il n’a pas arrêté de suivre personnellement le déroulement des travaux", rappelle cette spécialiste de la Russie. Lors de l’une de ses nombreuses visites à Sotchi, Poutine n’hésite pas à tancer sèchement, devant les caméras, son numéro deux du comité olympique russe, Akhmed Bilalov. Critiqué pour des retards pris sur les travaux, celui-ci écope d’un "bravo, vous faites du bon boulot" glacial et sarcastique du maître du Kremlin. Avant d’être officiellement congédié quelques heures plus tard. En grand sportif qu’il est, Vladimir Poutine a aussi donné de sa personne pour tester la patinoire et les pistes de ski du complexe olympique. En résumé, vous l’aurez compris : "son image personnelle et l’image des JO de Sotchi sont étroitement liées", soutient la spécialiste de l’Ifri.
>> A LIRE AUSSI - Poutine, une main de fer sur Sotchi
Sauf que cette image et celle de la Russie auront été passablement écornées dans les mois précédant les JO. Le principal point noir, c’est celui de la loi sur la "propagande homosexuelle" promulguée en juin par un Vladimir Poutine qui ne s’attendait sans doute pas à un tel tollé international. Fin janvier, à quelques semaines des Jeux, le président russe tente in extremis d’éteindre l’incendie : "[La Russie] n’interdit pas les formes non traditionnelles de relations sexuelles. C’est la propagande homosexuelle qui est interdite […]. Tout le monde peut se sentir libre et à l’aise mais, s’il-vous-plaît, laissez les enfants en paix". "La loi adoptée ne criminalise pas les rapports sexuels : c’est une loi ‘contre la propagande des relations homosexuelles et de la pédophilie parmi les mineurs’", décrypte de son côté Tatiana Kastouéva-Jean, soulignant au passage que l’on retrouve là un amalgame courant en Russie entre homosexualité et pédophilie.
Le problème, c’est que la formulation, ambigüe, laisse le champ libre à l’interprétation. C’est d’autant plus vrai dans une société qui, "on va le dire franchement, manifeste plutôt des tendances homophobes", selon la chercheuse. En mars 2013, un sondage du centre Levada relevait ainsi que 34% des Russes voyaient l’homosexualité comme une "maladie à soigner". A l’origine, avec ce texte, se souvient Tatiana Kastouéva-Jean, le Kremlin voulait "consolider l’électorat traditionnel de Vladimir Poutine autour de valeurs très conservatrices". Sans se douter qu’il finirait par déclencher contre lui un vent de protestation international.
>> A LIRE AUSSI : Obama envoie des militantes gay en Russie
Autre épine dans le pied, un peu moins médiatisée, celle de l’impact écologique des JO. Pourtant, lors d’une réunion en 2008 avec Jean-Claude Killy, le président de la commission de coordination du CIO, Vladimir Poutine assure : "nous respecterons toutes les réglementations écologiques". Sur le site officiel de Sotchi, on vante encore des Jeux "zéro déchet". Sauf que "des travaux de construction de cette ampleur, en partie sur le territoire d’une réserve nationale, ça ne peut pas ne pas créer d’impact !", note Tatiana Kastouéva-Jean. Décharges sauvages, rivières polluées, animaux perturbés : les dossiers s’accumulent pas et alarment les organisations de défense de la nature. Un exemple ? Le village d’Akhshtyr, à une quarantaine de kilomètres de Sotchi, où les ordures sont déversées sans contrôle, avec des conséquences désastreuses pour l’environnement.
>> A LIRE AUSSI : Le village sacrifié des JO
L’homme fort de la Russie a une dernière raison de se faire du souci, car il a une épée de Damoclès au-dessus de la tête : le chef des islamistes du Caucase a en effet juré de tout faire pour empêcher la tenue des Jeux. Fin décembre 2013, la région a été endeuillée par de violents attentats. Alors avant les JO, un impressionnant dispositif de sécurité a été déployé pour protéger les Jeux. "Nous essaierons de faire en sorte que les mesures de sécurité ne soient pas trop abondantes, pour qu’elles ne sautent pas aux yeux […]. Dans le même temps, nous ferons tout notre possible pour que ces mesures soient efficaces", promettait fin janvier le président russe. Effectivement, "les JO de Sotchi sont placés sous très haute surveillance", commente Tatiana Kastouéva-Jean. D’après un responsable américain de la Chambre des représentants, le nombre d’hommes mobilisés s’élèverait même à 100.000. Et forcément, cela risque de se voir ! Cela dit, "il est inimaginable que Poutine ne fasse rien sur la sécurité au nom des libertés individuelles : ce serait une preuve d’irresponsabilité que de se relâcher sur les mesures de sécurité", note la spécialiste.
>> A LIRE AUSSI : Sécurité à tous les étages à Sotchi
Pour ce qui est du budget, en revanche, il y a du relâchement dans l’air ! Fin janvier 2014, Vladimir Poutine assurait à plusieurs médias que le coût total des Jeux s’élevait "à 214 milliards de roubles", soit environ 5 milliards d’euros, sur lesquels "100 milliards de roubles" étaient issus de fonds publics, le reste provenant de société privées. En réalité, le chiffre cité par le président russe ne prend en compte que les investissements réalisés pour les constructions des seules installations olympiques et les préparatifs pour les Jeux. En ajoutant tous les autres aménagements (routes, voies de chemins de fer, gares…), l’addition est bien plus salée : elle atteindrait les 1.500 milliards de roubles, soit 37 milliards d’euros. De quoi faire des JO de Sotchi les plus chers de l’Histoire, devant ceux de Pékin en 2008 ! Quant à l’argument selon lequel une grande partie de la somme totale a été financée par des fonds privés, il est un peu bancal, tant il est difficile de savoir avec précision qui finance quoi à Sotchi.
>> A LIRE AUSSI : Ces chers Jeux olympiques
Vladimir Poutine l’a en tout cas assuré : "je ne vois pas d’exemples graves de corruption pour le moment, mais il y a un problème avec la surestimation des volumes de construction". Pas de gros exemple de corruption, d’accord… mais pour Philippe Migault, de l’Iris, "tout le monde s’est vraisemblablement servi au passage" ! Et le spécialiste de souligner qu’"au Caucase, la région la plus corrompue de Russie, c’était quelque chose de relativement inévitable". Et les principaux bénéficiaires des Jeux de Poutine sont précisément… des proches de Poutine. Tatiana Kastouéva-Jean note, elle, que "quand on regarde qui a profité des appels d’offres [à Sotchi], on retrouve toujours les mêmes oligarques, proches de Poutine, dont certains représentent les compagnies publiques". Tout cela n’est pas passé inaperçu et, fin janvier, l’opposant au Kremlin Alexeï Navalny a publié une carte interactive de la corruption à Sotchi. En la consultant, on constate par exemple qu’un certain Arkady Rotenberg, ami d’enfance de Vladimir Poutine, a raflé une dizaine contrats de construction juteux via plusieurs sociétés. Les organisateurs des JO n’ont pas commenté ces informations. Mais pour Vladimir Poutine, le pari qui semblait gagné il y a sept ans se transforme en vrai défi qui, parait-il, le rend nerveux. Et si jamais les résultats sportifs de l’équipe russe ne sont pas au rendez-vous, l’opinion publique nationale pourrait ne pas lui pardonner.
JEUX A LA RUSSE (I) - La drôle d'aventure olympique
JEUX A LA RUSSE (II) -Quant les Russes prônaient le boycott
JEUX A LA RUSSE (III) - La Russie, ma meilleure ennemie