Il l’avait repoussée, il ne peut plus reculer. Samedi et dimanche, le président sortant Goodluck Jonathan remet son siège de président du Nigeria en jeu, lors d’une élection qui se tient finalement six semaines après la date initialement prévue. Un report demandé par le chef de l’Etat pour combattre le groupe djihadiste Boko Haram, qui sévit dans le nord-est du pays. Cette décision avait été critiquée par ses détracteurs, qui voyaient là un moyen de prolonger la campagne électorale et de tenter de renverser une tendance à son désavantage.
>> Avec 173 millions d’habitants (dont 18 millions pour la seule ville de Lagos) et le statut récemment acquis de première puissance économique africaine, quels sont les enjeux de cette élection pour le Nigeria, pays aux ressources démographiques et économiques immenses, mais gangrené par le terrorisme et un taux de chômage très élevé ?
L’enjeu concret à court terme: la bonne tenue des élections
Les élections pourront-elles se dérouler dans un contexte normal ? Voilà la première question, très concrète, qui se pose à court terme pour le pays. Et la réponse est évidemment "non", du moins pour la partie nord-est du pays qui est encore sous le contrôle de Boko Haram. En effet, précisait vendredi Samuel Nguembock, chercheur à l’IRIS contacté par Europe 1, le groupe terroriste "a proféré des menaces et pourrait, s’il le veut, empêcher le scrutin de se dérouler normalement".
Dès les premières heures, le scrutin a en effet été perturbé par des attaques contre des bureaux de vote, imputées à des islamistes, qui ont fait au moins sept morts dans le nord-est du pays. Mais le vote a aussi pris du retard en raison des défaillances du nouveau système de vote électronique. Résultat : les opérations ont été suspendues dans certains bureaux et reportées à dimanche. Le président sortant en personne a passé plus de trente minutes à l'intérieur du bureau de vote de son village natal d'Otuoke, dans le sud du Nigeria, avec son épouse, Patience.
L’enjeu concret à long terme : le respect des résultats et la stabilité démocratique
Une fois les résultats connus, un autre défi attend le Nigeria. Et il est de taille. Il s’agira pour les forces politiques défaites lors du scrutin d’accepter la défaite, et surtout, de demander à leurs sympathisants de ne pas créer de remous. En 2011, la victoire de l’actuel président Goodluck Jonathan avait provoqué des violences dans tous les pays, et spécialement à Kaduna, ville tampon entre le nord musulman et le sud chrétien. 800 personnes étaient mortes, dont une grande partie dans cette mégalopole.
Eviter les violences donc, mais surtout, maintenir le régime démocratique. Habitué aux coups d’Etat et autres renversements politiques entre 1960 et 1999, voilà 16 ans que le pays jouit d’une certaine stabilité. C’est pourquoi les deux favoris de l’élection, le président Goodluck Jonathan et son rival Muhammadu Buhari, ont signé un accord jeudi 26 mars. Un accord "de paix", destiné à éviter toute flambée de violence post-électorale entre leurs soutiens, qui se sont déjà affrontés à de multiples reprises ces dernières semaines. Et le bilan est déjà lourd, puisque 58 personnes sont mortes sur les trois derniers mois, comme le rapporte Jeune Afrique.
L’enjeu politique : le duel entre "Mister Goodluck" et le "Général Buhari"
Pour la victoire finale et même si 14 candidats sont en lice, l’élection se résume à un duel entre deux figures bien connues de la vie politique au Nigeria. D’un côté, "Mister Jonathan", président depuis 2010, chrétien originaire du sud-ouest du pays, issu de la société civile. De l’autre, le "général Buhari", ancien major de l’armée, président du Nigeria entre 1983 et 1985 dans un régime militaire et musulman originaire du nord du pays. Goodluck Jonathan peut se targuer d’un bilan économique plutôt favorable, puisque le Nigeria est devenu la première puissance économique africaine sous son mandat, mais souffre de son bilan sécuritaire, largement entaché par les exactions de Boko Haram.
Muhammadu Buhari, lui, "a une réputation d’homme à poigne", explique Samuel Nguembock. Le chercheur rappelle que, lors de son passage au pouvoir, Buhari avait théorisé la "guerre contre l’indiscipline" et lutté contre la corruption qui gangrène le pays. Un argument de poids qui le plaçait jusqu’à peu en tête des sondages. Mais le décalage des élections orchestré par Goodluck Jonathan a permis à ce dernier de lancer une offensive d’envergure contre Boko Haram, appuyé par une coalition régionale. "Ces dernières semaines, l’armée fédérale a repris le contrôle de 36 communes du nord du pays", rappelle Samuel Nguembock qui explique que cette réussite "peut expliquer le retour en force du président sortant dans les sondages".
Si elle n’a que très peu de chances de l’emporter, Remi Sonaiya reste une figure importante de ces élections. Et pour cause, elle est la première femme candidate à la présidence de la république nigériane. "Cette candidature a été poussée par le monde associatif", analyse le chercheur associé à l’IRIS, qui tempère néanmoins sa portée : "mais au sein de la population, au niveau national, elle ne bénéficie pas d’une grande popularité".
Les enjeux pour la population : lutte anti-terroriste et chômage
Pour les citoyens nigérians, l’enjeu de cette élection est double. Il est d’abord sécuritaire, avec l’avènement de Boko Haram, dont la puissance augmente sans cesse depuis six ans. Mais il est aussi économique, en dépit de la place de première puissance africaine en la matière.
Et pour cause, certains chiffres, égrenés par Samuel Nguembock, sont accablants : "40 millions de jeunes sont au chômage aujourd’hui, 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté, et la manne pétrolière, qui représentait jusque-là 70% du budget de l’Etat fédéral, se tarit peu à peu. La production a diminué de 50% depuis août 2014."
Deux facteurs qui viennent troubler le clivage apparemment si marqué entre les musulmans du nord et les chrétiens du sud. Le spécialiste du Nigeria explique que ces derniers, logiquement acquis à la cause de Goodluck Jonathan, "pourraient choisir le vote contestataire et mettre un bulletin ‘Buhari’ dans l’urne. De plus, si la logique confessionnelle fonctionne parmi les classes populaires, dans les classes moyennes et les grandes villes, elle n’est pas forcément opérante. L’équipe de campagne de Jonathan est par exemple composée de musulmans, et l’inverse est vrai pour l’équipe de Buhari."