Bateaux humanitaires : pourquoi les ONG sont-elles dans le viseur de Rome et Paris ?

Les migrants à bord du Lifeline depuis jeudi dernier devraient finalement débarquer à Malte, mercredi soir (photo d'illustration).
Les migrants à bord du Lifeline depuis jeudi dernier devraient finalement débarquer à Malte, mercredi soir (photo d'illustration). © DANILO CAMPAILLA / MISSION LIFELINE E. V. / AFP
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Alors que les 233 migrants bloqués à bord du Lifeline devraient finalement débarquer à Malte, l'Italie et la France accusent l'ONG qui opère le bateau de "faire le jeu des passeurs". Renforcée ces derniers jours, la critique n'est pas nouvelle.
ON DÉCRYPTE

 

L'odyssée du Lifeline devrait prendre fin, mercredi soir. Après une semaine passée en mer, à attendre l'autorisation de débarquer les 233 migrants se trouvant à son bord, le navire humanitaire accostera finalement à Malte, a annoncé le Premier ministre de l'île, Joseph Muscat. Ses passagers seront ensuite "redistribués" vers huit pays européens, dont la France, l'Espagne, la Belgique et l'Italie. Le bateau, lui, sera placé sous séquestre pour les besoins d'une enquête judiciaire : comme Rome, La Valette estime que son capitaine a "violé les lois internationales" lors de ses derniers sauvetages, faisant le "jeu des passeurs". Fait nouveau : sur ces critiques, les exécutif maltais et italien ont été rejoints par Emmanuel Macron, mardi. Europe 1 fait le point sur ce qui est reproché aux ONG menant des opérations humanitaires en Méditerranée.

"Soutenir l'action des réseaux criminels". Ces accusations ne datent pas d'hier. Dès décembre 2016, le Financial Times publiait un rapport de l'Agence européenne de garde-frontières et garde-côtes, le Frontex, émettant des réserves quant aux opérations de sauvetage humanitaires en Méditerranée. Le document soulignait notamment que les bateaux des ONG s'approchaient de plus en plus près des côtes libyennes, diffusant des lumières susceptibles de guider les embarcations de migrants "à la manière d'un rayon". En creux se dessinait l'hypothèse d'un "appel d'air", déjà reprochée aux autorités Italiennes en 2014,  lors de son opération "Mare Nostrum".

En février 2017, le patron de Frontex, Fabrice Leggeri, formulait la critique de manière plus précise, appelant à "éviter de soutenir l'action des réseaux criminels et des passeurs en Libye", et jugeant que les opérations humanitaires telles qu'elles étaient menées conduisaient à "ce que les passeurs chargent toujours plus de migrants sur des bateaux inadaptés". Deux mois plus tard, le procureur de Catane, Carmelo Zuccaro, allait encore plus loin, évoquant des "preuves" de l'existence de "contacts" entre des ONG et des "trafiquants d'êtres humains". Le magistrat précisait cependant que certaines organisations établies, comme Médecins sans frontières - l'une des structures opérant l'Aquarius - étaient hors de cause. Et que l'enregistrement prouvant ces échanges ne pourrait être utilisé lors d'un éventuel procès.

Depuis fin mai, "on a vu les choses changer". Mais le contexte dans lequel l'action du Lifeline fait polémique est différent. La crise survient après celle de l'Aquarius, premier navire humanitaire auquel le nouveau gouvernement italien a refusé le droit d'accoster, mi-juin. "Après l'arrivée au pouvoir de la coalition (fin mai, entre le Mouvement Cinq Étoiles et la Ligue, ndlr), on a vu les choses changer", explique à Europe 1 Pierre Mendiharat, directeur adjoint des opérations de MSF France. Depuis la mise en place des premiers navires humanitaires, fin 2014, les autorités maritimes italiennes assuraient en effet la coordination des sauvetages, signalant les lieux de naufrages, puis indiquant un port de débarquement. Estimant que la gestion de la crise n'est pas suffisamment bien répartie à l'échelle européenne, Rome refuse désormais d'assumer cette tâche.

"En l'état actuel des choses, l'IMRCC (le centre de coordination des secours maritimes italiens, ndlr) semble donc considérer que les sauvetages doivent être organisés et effectués par son homologue libyen", de l'autre côté de la Méditerranée, poursuit Pierre Mendiharat. "Il y a un travail de dénigrement des actions des ONG, qui sont présentées comme des passeurs."

Le "principe de non refoulement". En l'espèce, le Lifeline a refusé d'obéir à l'ordre de l'IMRCC de remettre les migrants secourus jeudi dernier aux garde-côtes libyens. "Cela aurait été en contravention avec la Convention de Genève sur les réfugiés, et donc criminel", estime l'ONG opérant le bateau, qui invoque le "principe de non-refoulement", défini à l'article 33 de la Convention. Celui-ci dispose qu'"aucun des États contractants n'expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques". Ressortissants de divers pays africains, les migrants recueillis par le Lifeline avaient tous cheminé par la Libye, devenue un terrain de prédilection pour les passeurs.

En face, les gouvernements d'Europe du sud restent fermes et rappellent que le bateau a été jusqu'à interrompre son signal de transmission aux autorités italiennes.  "La situation a été causée par les décisions du capitaine du navire qui a agi contre les lois internationales et ignoré les directives des autorités italiennes", a estimé Joseph Muscat, mercredi midi. "Le navire hors-la-loi arrivera à Malte et y sera bloqué pour enquête. Un autre succès du gouvernement italien : après des années de paroles, les faits arrivent en un mois", a ajouté sur Twitter le vice-Premier ministre italien Matteo Salvini.

"On fait le jeu des passeurs". Jusqu'ici prudente sur le rôle des organisations humanitaires, la France s'est engagée sur ce cas précis par la voix d'Emmanuel Macron dès mardi, dénonçant une intervention "en contravention de toutes les règles". "On ne peut pas accepter durablement cette situation car, au nom de l'humanitaire, cela veut dire qu'il n'y a plus aucun contrôle. À la fin, on fait le jeu des passeurs en réduisant le coût du passage. C'est d'un cynisme terrible." Le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, a confirmé cette position mercredi, jugeant que les navires humanitaires devaient opérer "dans le respect du droit international". "La France salue le travail des ONG, qui sauvent des vies", a-t-il cependant nuancé.