On le présentait comme le rendez-vous de la dernière chance, le "moment de vérité". Mais, comme le craignaient nombre d'observateurs et de participants, le sommet européen prévu mercredi soir n'a débouché sur rien. Devant les 27, la Première ministre britannique Theresa May n'a pas formulé de nouvelles propositions qui auraient pu relancer les négociations. L'hypothèse d'un accord sur les modalités exactes de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne s'amenuise.
Pour tenter de sortir de l'impasse, le "monsieur Brexit" de l'Union européenne, Michel Barnier, a proposé le week-end dernier de prolonger d'un an la période de transition entre la sortie officielle du Royaume-Uni de l'Union européenne (en mars 2019) et le moment où le pays sera bel et bien complètement autonome vis-à-vis de ses anciens partenaires (pour l'instant prévu fin décembre 2020). Mais cette option, qui n'est pas exclue par Londres, est loin de régler tous les problèmes posés par le Brexit. Problèmes déjà posés par la lenteur et l'inefficacité des négociations entreprises jusque-là.
L'Irlande au bord de la crise de nerf
C'est l'un des principaux points de blocage : la frontière entre l'Irlande et la province britannique d'Irlande du Nord. Depuis 1998, celle-ci n'existe plus que par un discret changement de couleur des pointillés sur les bords de route. Mais le Brexit ravive les plaies laissées par trois décennies sanglantes de conflit entre les partisans d'une Irlande indépendante et les "unionistes", favorables au rattachement au Royaume-Uni.
En effet, après le 30 mars 2019, la province d'Irlande du Nord sera officiellement sortie de l'Union européenne, tandis que la République d'Irlande restera dans le club des 27. La frontière physique risque de réapparaître et, avec elle, son lot de tensions administratives, logistiques et identitaires. Comment faire pour le transport des marchandises et des personnes ? Va-t-on revenir à l'époque des sauf-conduits à montrer à chaque passage, époque que personne ne regrette ? Que va-t-il advenir pour les personnes vivant en Irlande du Nord mais possédant un passeport de République d'Irlande, comme c'est accepté aujourd'hui ?
" Il y a des inquiétudes [en Irlande] et cela peut très mal se passer. "
En attendant qu'un accord soit trouvé (ou pas) sur la question à Bruxelles, les habitants de Belfast sont excédés. Et se souviennent des "Troubles" entre 1968 et 1998. "On ne devrait pas en être là", s'agace l'un d'entre eux au micro d'Europe 1. "Les gens ont voté contre le Brexit ici, mais on est obligés de suivre le vote des Anglais. Ils n'en ont rien à faire des Irlandais. Il y a des inquiétudes et cela peut très mal se passer."
Quand bien même la prolongation de la période de transition serait acceptée par Theresa May, rien ne dit que cela permette de trouver une solution satisfaisante pour la frontière irlandaise. "Ce n'est pas une solution en tant que telle", admet un diplomate européen auprès de l'AFP. "Cela ne va pas résoudre miraculeusement le problème."
Les entreprises toujours dans l'incertitude
Qui dit négociations qui traînent dit entreprises qui attendent. Et celles-ci restent plongées dans l'incertitude. Jusqu'ici, la plupart espéraient un Brexit "soft", tout en douceur, qui permettrait d'éviter toute réaction brutale des marchés. Mais avec l'hypothèse d'un Brexit "hard", les inquiétudes sont nombreuses. Un exemple : si la livre sterling dégringole, les entreprises de l'Union qui exportent vers le Royaume-Uni verront leur commerce touché.
" Du côté des entreprises, l'espoir que les négociations permettent d'y voir plus clair a diminué. "
Le cabinet de conseil FTI Consulting s'est lancé dans une vaste enquête, appelée "Brexit in the Boardroom", auprès de plus de 2.000 entreprises françaises, allemandes, espagnoles et britanniques. Les derniers résultats de cette étude, publiés lundi, montrent qu'elles sont de moins en moins optimistes pour la suite. Certes, 59% d'entre elles anticipent une hausse de leur chiffre d'affaires dans l'année suivant le Brexit. Mais elles étaient 66% l'année dernière, pour la parution du premier volet de l'enquête. De même, 56% prévoient d'augmenter le nombre de leurs employés sur la même période, contre 64% en décembre 2017. "À moins de six mois de la date butoir, il y a encore de nombreuses incertitudes", résume John Maloney, responsable de la "Brexit Taskforce" de FTI Consulting. "L'espoir que les négociations permettent d'y voir plus clair a diminué."
La crise politique s'enlise au Royaume-Uni
Pendant que les négociations achoppent, le gouvernement britannique tangue. Depuis des mois, Theresa May navigue de crise en crise au sein d'un parti qui ne la soutient pas totalement mais ne se résout pas non plus à la faire tomber, principalement parce que la probabilité de lui trouver un remplaçant plus efficace est faible. La Première ministre est en fait coincée entre les partisans de son camp en faveur d'un Brexit "dur" et le fait que, n'ayant plus de majorité au Parlement depuis les dernières législatives, elle doit convaincre dans les rangs de ses adversaires.
" Brexit, Brexit, Brexit… imagine-t-on un pays où les horloges s'arrêtent de tourner ? "
Sans compter que le temps passé à discuter à Bruxelles ne l'est pas à gérer les affaires courantes. "Le pays en tant qu'entité administrative a virtuellement cessé de fonctionner", écrivait récemment le magazine Bloomberg Businessweek. Dans ses colonnes, un conseiller municipal de Carlisle, au nord de l'Angleterre, soupirait : "le Brexit est en train d'aspirer toute l'énergie du gouvernement et le détourner de ses affaires de routine." L'eurodéputé Guy Verhofstadt faisait le même constat dans le New Yorker. "Brexit, Brexit, Brexit… imagine-t-on un pays où les horloges s'arrêtent de tourner ?" Et plus les discussions avec l'Union européenne traînent, plus elles s'arrêtent longtemps…