Candidats exilés, emprisonnés, multipliant les attaques fratricides... Après une drôle de campagne à couteaux tirés, les 5,5 millions électeurs de Catalogne décident jeudi s'ils reconduisent au pouvoir les dirigeants indépendantistes, poursuivis par la justice pour une tentative de sécession qui a secoué l'Espagne et l'Europe. Ou s'ils accordent une chance au camp "espagnoliste", qui promet de mettre fin au processus d'indépendance. Près de deux mois après que la région a déclaré son indépendance, le 27 octobre dernier, les Catalans sont toujours très divisés. Ce qui ne devrait pas aider à apaiser les tensions.
Une campagne délétère
Ces élections régionales anticipées ont été voulues par le président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, après sa suspension de l'autonomie de la Catalogne et sa mise sous tutelle, mesures d'exception prises fin octobre. Depuis, Carles Puigdemont, le président destitué de la région, est exilé à Bruxelles, alors que la procédure d'extradition le visant vient de prendre fin. Son ancien vice-président, Oriol Junqueras, est quant à lui derrière les barreaux, mais laisse entendre que des discussions sont possibles avec Madrid. Les deux hommes sont ainsi candidats l'un contre l'autre. Et n'hésitent pas à se lancer des flèches, par médias interposés.
Comme cette dernière, à peine voilée, décochée lundi par Oriol Junqueras à destination de son adversaire séparatiste : "Je ne me cache pas parce que j'assume ce que je fais, j'assume mes actes, mes décisions, mes sentiments et ma volonté" a-t-il déclaré dans une interview accordée depuis la prison d'Estremera, près de Madrid, à la radio catalane Rac 1. Voter pour Junqueras serait "respecter et donner son aval à l'article 155", a répliqué l'ancien journaliste à la célèbre tignasse, prétendant ainsi être le seul à représenter dignement les intérêts des indépendantistes.
Une troisième formation séparatiste, la Candidature d'unité populaire (CUP, extrême-gauche) accuse de son côté ses anciens alliés parlementaires sécessionnistes d'avoir renoncé à se séparer unilatéralement de Madrid, sans la permission du gouvernement espagnol.
En matière de divisions intestines, le camp favorable à l'union avec l'Espagne n'est pas en reste. Le candidat socialiste en Catalogne, Miquel Iceta, a notamment traité de "démocrate de pacotille" le leader national de Ciudadanos, Albert Rivera, qui avait affirmé qu'accorder son scrutin à toute autre formation unioniste que la sienne était inutile.
Les scénarios possibles
Selon les sondages, la bataille pour la première place oppose le parti Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, gauche républicaine de Catalogne) d'Oriol Junqueras, et Ciudadanos, la principale formation d'opposition aux indépendantistes. Crédités d'une trentaine de sièges chacun – sur 135 - les deux partis seraient toutefois loin d'obtenir la majorité absolue. D'après les derniers sondages autorisés, et publiés vendredi dernier, Ciudadanos obtiendrait ainsi 25,2% des suffrages exprimés et l'ERC 23,1%.
Et beaucoup d'incertitudes demeurent : si la participation devrait atteindre un niveau record, autour de 80%, plus d'un quart de l'électorat était encore indécis, à quelques jours de l'échéance. "Cela peut se jouer à quelques voix près", a reconnu mardi la dirigeante de Ciudadanos en Catalogne, Inès Arrimadas, à la chaîne La Sexta.
Une victoire de Carles Puigdemont, en troisième position dans les sondages avec son parti Junts per Catalunya, serait enfin un camouflet pour Mariano Rajoy, qui l'a destitué.
Tous ces scénarios partent cependant du principe que l'un des trois favoris obtient l'investiture grâce au soutien d'autres partis. Mais les risques d'une paralysie politique semblable à celle qui avait bloqué l'Espagne en 2016, faute d'accord au sein des blocs indépendantiste ou "espagnolistes", sont élevés.
Des semaines de discussion – et de blocages – en perspective
"La formation d'un gouvernement sera très complexe, même au sein du bloc indépendantiste", estime déjà le politologue Pablo Simon. Ceux-ci ont notamment besoin de l'appui du petit parti CUP (Candidature d'unité populaire), qui exige une rupture immédiate avec Madrid, ce qui est désormais écarté par les deux autres. En face, Ines Arrimadas, même soutenue par les socialistes et le Parti populaire de Mariano Rajoy, pourrait ne pas avoir assez de voix pour obtenir une investiture.
"Les possibilités de blocage et de nouvelles élections sont très élevées", prévient un autre politologue, Pepe Fernandez-Albertos… sauf, poursuit-il, si les autres partis favorables à l'Espagne préfèrent éviter cette situation de blocage et laisser gouverner le candidat socialiste Miquel Iceta, en minorité. Celui-ci a plus "de capacité de dialogue" avec d'autres partis, note le politologue. Il propose notamment de défendre l'amnistie des indépendantistes poursuivis. Ce cas de figure s'est déjà produit dans une autre région secouée par l'indépendantisme, le Pays basque, quand le socialiste Patxi Lopez l'a dirigé, sans majorité, entre 2009 et 2012.
À partir du 6 janvier, après la trêve des fêtes de fin d'année, les négociations pourraient donc être longues en coulisses pour aboutir à la formation d'une coalition viable. Ou, en cas d'échec, à la convocation d'une nouvelle élection d'ici la fin mai.
Ce que certains observateurs de la Catalogne, et d'une économie qui représente 20% du PIB de l'Espagne, redoutent. "Une poursuite de la crise institutionnelle risquerait de peser de plus en plus sur l'économie catalane et au-delà sur l'économie espagnole et les finances publiques", estime l'agence de notation DBRS. D'autant que l'autonomie restera suspendue tant qu'il n'y aura pas de gouvernement.